A. Le
samedi 25 octobre 1997, un incendie s'est déclaré dans le
salon
de l'appartement de P. , rue X. n° 1 à Fleurier, aux alentours de 7
h 30.
Le sinistre a complètement détruit l'immeuble avant d'être cir-
conscrit
par les pompiers. Il a également provoqué des dégâts aux im-
meubles
mitoyens rue X. n° 3 et Avenue Y. .
Onze particuliers (les
propriétaires
des immeubles et les locataires ayant subi des dommages) ont
porté
plainte.
B. Par
jugement du 9 juin 1998, le Tribunal de police du district
du
Val-de-Travers a condamné P. pour
incendie par négligence avec mise en
danger
de la vie ou de l'intégrité corporelle des personnes (art.222 al.2
CP) à
cinq jours d'emprisonnement avec sursis pendant deux ans et aux
frais
de la cause.
Le
premier juge, s'en remettant à dire d'expert, a retenu que la
source
de chaleur à l'origine de l'incendie provenait de la braise d'une
cigarette,
et qu'une combustion lente s'était produite dans la mousse de
rembourrage
du canapé trois places installé à l'intérieur du salon de
l'appartement
de la prévenue.
P. a reconnu avoir été assise
sur le canapé trois places en
question,
tandis que les deux amies qu'elle avait invitées ce soir-là,
D. et L. , étaient installées respectivement
sur un fauteuil et un canapé
à deux
places. Les trois amies ont quitté l'appartement vers minuit, puis
P. y est revenue, accompagnée de A. et R. , vers 00 h 30. Les nouveaux
invités
se sont installés sur le canapé à trois places; ils sont partis
rapidement.
La prévenue n'exclut pas qu'elle ait ensuite occupé ce canapé
et
qu'elle y ait fumé des cigarettes.
Le premier juge a exclu que l'incendie ait pu être causé par
l'un
des deux garçons ayant passé chez la recourante dans la deuxième par-
tie de
la soirée, ceux-ci étant non fumeurs. Il a également exclu la res-
ponsabilité
des deux amies de la recourante, au motif qu'elles n'ont ja-
mais
occupé le canapé d'où est parti l'incendie, qu'elles n'avaient aucune
raison
de s'en être approché compte tenu de son emplacement dans la pièce
et
qu'enfin, ni la recourante, ni ses amies, n'avaient le souvenir d'avoir
perdu
la braise de leur cigarette, événement dont elles auraient dû
s'apercevoir
en tant que fumeuses.
Le jugement exclut également que la braise soit tombée pendant
la
présence des invités, aucun de ceux-ci n'ayant remarqué un tel événe-
ment.
Pour le premier juge la recourante s'est couchée sur le canapé
trois
places après le départ des deux garçons, s'est allumé une cigarette
et du
fait de son état physique, s'est endormie ou n'a pas constaté que la
braise
était tombée. Compte tenu des risques d'incendie notoires en cas
d'endormissement
avec une cigarette allumée, le premier juge a retenu que
la
recourante avait agi par négligence, au vu de son état.
Pour fixer la peine, le premier juge a pris en considération le
fait
que la prévenue avait pris le risque de fumer couchée alors qu'elle
ne
pouvait ignorer qu'elle n'était pas dans un état de vigilance normale,
l'importance
des dégâts, la mise en danger de la vie et de l'intégrité
corporelle
des autres personnes habitant l'immeuble ou les immeubles voi-
sins,
l'absence d'antécédents, le fait qu'elle-même avait perdu tous ses
biens
dans l'incendie.
Compte tenu de l'absence d'antécédents et du fait que cette af-
faire
semblait avoir touché la recourante, le juge a assorti la peine du
sursis.
C.
P. se pourvoit en cassation
contre le jugement. Elle soutient
en bref
que le premier juge a violé le principe de la présomption
d'innocence
et a apprécié les faits de manière arbitraire en laissant
subsister
trop d'incertitudes sur plusieurs éléments de fait pour qu'il
puisse
acquérir l'intime conviction de sa culpabilité. Elle invoque
également
une fausse application de l'article 222 CP, en soutenant qu'elle
n'a pas
fait preuve d'imprévoyance coupable en se couchant dans le canapé
trois
places, et en allumant une cigarette.
D. Le
substitut du procureur général conclut au rejet du recours
sans
formuler d'observations. Le président du Tribunal de police du dis-
trict
du Val-de-Travers n'en présente pas non plus.
C O N S I D E R A N
T
e n d r o i t
1.
Interjeté dans les formes et délai légaux (art.244 CPP), le
pourvoi
est recevable.
2. a)
Le principe de la présomption d'innocence oblige le juge à
respecter
la maxime "in dubio pro reo". Ce principe découle de l'article 6
§ 2
CEDH et trouve aussi son fondement juridique dans l'article 4 Cst.féd.
Il
constitue une règle de répartition du fardeau de la preuve - interdi-
sant de
prononcer un verdict de culpabilité au motif que l'accusé n'a pas
prouvé
son innocence - et interdit aussi de rendre un tel verdict tant
qu'un
doute subsiste sur la culpabilité de l'accusé. Dans cette seconde
acception,
la maxime "in dubio pro reo" se rapporte à la constatation des
faits
de la cause et à l'appréciation des preuves (ATF 120 Ia 31; SJ 1994,
p.541
ss).
En procédure neuchâteloise, la règle "in dubio pro reo" n'a
pas
été
instituée expressément par le législateur, mais elle se déduit de
l'article
224 CPP, qui consacre le principe de la libre appréciation des
preuves
par le juge (RJN 5 II 114).
La maxime est violée si le juge pénal aurait dû douter de la
culpabilité
de l'accusé. Il importe peu qu'il subsiste des doutes seule-
ment
abstraits et théoriques, qui sont toujours possibles, une certitude
absolue
ne pouvant être exigée. Il doit s'agir de doutes sérieux et irré-
ductibles
qui s'imposent à l'esprit en fonction de la situation objective
(SJ
1994 précitée).
Le juge peut fonder son intime conviction sur de simples indi-
ces.
Pour permettre à l'autorité de recours de contrôler son raisonnement,
on
exige du magistrat qu'il justifie son choix (SJ 1994 précitée; RJN 3 II
97).
L'autorité de cassation, qui est liée par les constatations de fait
du
premier juge, n'intervient que si celui-ci s'est rendu coupable d'arbi-
traire,
soit si la juridiction inférieure a admis ou nié un fait en se
mettant
en contradiction évidente avec le dossier, ou si elle a abusé de
son
pouvoir d'appréciation, en particulier si elle a méconnu des preuves
pertinentes
ou qu'elle n'en a arbitrairement pas tenu compte (ATF 100 Ia
127),
si les constatations sont manifestement contraires à la situation de
fait,
reposent sur une inadvertance manifeste, ou heurte gravement le sen-
timent
de la justice, enfin si l'appréciation des preuves est tout à fait
insoutenable
(ATF 118 II 30 cons.1b et les autres arrêts cités).
b) En l'espèce, faute de preuve formelle, le premier juge s'est
fondé
sur des indices en procédant par élimination. Les éléments retenus
par le
premier juge et qui ont emporté son intime conviction ne relèvent
en
aucun cas de l'arbitraire. Le jugement entrepris est détaillé et motivé
avec
clarté; il indique notamment avec précision quels sont les éléments
pris en
considération pour fonder la culpabilité de la recourante.
Le juge peut se fonder sur l'expérience générale de la vie, même
sans
mention aux débats (RJN 4 II 130). Il n'était en l'occurrence pas
arbitraire
de retenir qu'un fumeur s'aperçoit de la perte de la braise de
sa
cigarette et s'inquiète aussitôt de son sort. En effet, et contraire-
ment à
ce qu'affirme la recourante, la braise ne peut être assimilée à la
cendre.
Ce n'est pas par hasard que l'expertise parle de "braise" : la
cendre
est en effet la poudre qui reste après la combustion; elle n'est
pas
assez chaude pour entretenir une combustion plusieurs heures durant et
provoquer
un incendie.
Il ressort du dossier que les témoins ont été formels quant au
fait
qu'aucun cendrier n'avait été renversé au cours de la soirée, ni au-
cune
braise perdue (notamment le témoin D. ; D.23).
Compte tenu de l'ensemble des indices relevés avec précision
dans le
jugement et venant corroborer les déclarations des témoins, le
premier
juge pouvait retenir sans arbitraire que la braise n'était tombée
qu'après
le départ de tous les invités. Cet élément est renforcé par le
fait
qu'il paraîtrait étonnant, même si la combustion s'opère de manière
très
lente, faute d'oxygène, que les derniers invités aient encore pu
s'asseoir
environ une demi-heure sur le canapé en question sans rien
remarquer,
alors que l'expertise précise que la chaleur de la combustion
ne
pouvant s'évacuer, la température de la cavité s'élève (D.58). De plus,
les
deux premières invitées n'ont pas occupé le canapé en question, tandis
que les
deux garçons n'ont pas fumé.
Les déductions du juge sont également confortées par les décla-
rations
des deux garçons (D.25, 26) relatives à l'état dans lequel se
trouvait
la recourante à leur départ. Selon eux, elle était fortement sous
l'influence
de l'alcool. L'état d'ivresse s'explique par l'importante con-
sommation
de boissons alcoolisées pendant la soirée résultant du dossier
(vin
blanc, vin rouge, cognac, whisky, champagne). Les déclarations de la
recourante
elle-même, au début de l'enquête, étaient précises : "Chaque
week-end
quasiment je m'endors sur ce canapé et seulement après je vais me
coucher"
(D.34); "Il est vrai que parfois je fume alors que je suis
couchée,
le dos appuyé sur le dossier" (D.34); "S'il y a eu négligence,
c'est
seulement après que tout le monde ait quitté mon appartement"
(D.35).
Or lorsque le juge est en présence de deux versions contradictoi-
res des
faits données par un prévenu, le juge doit en principe accorder la
préférence
à celle qui a été donnée alors que l'intéressé en ignorait les
conséquences
juridiques (RJN 1995 p.119).
Au vu de ce qui précède, il n'était ainsi pas arbitraire de re-
tenir
que l'incendie a été provoqué par la braise d'une cigarette, que
cette
braise était tombée après le départ de tous les invités, et qu'elle
provenait
d'une cigarette de la recourante, compte tenu de son habitude de
se
coucher sur ce canapé et de s'y endormir chaque week-end, avant d'aller
dans
son lit.
3. La
recourante conteste également avoir fait preuve d'impré-
voyance
coupable, si contre toute attente, il était admis qu'elle ait fumé
dans le
canapé trois places.
Commet une négligence au sens de l'article 18 al.3 CP celui qui,
par une
imprévoyance coupable, agit sans se rendre compte ou sans tenir
compte
des conséquences de son acte. L'imprévoyance est coupable quand
l'auteur
de l'acte n'a pas usé des précautions commandées par les circons-
tances
et par sa situation personnelle. La négligence suppose que l'auteur
ait
violé les devoirs de la prudence. Un comportement viole le devoir de
la
prudence lorsque l'auteur, au moment des faits, aurait pu, compte tenu
des
circonstances et de ses capacités, se rendre compte de la mise en dan-
ger et
qu'il a simultanément dépassé les limites du risque admissible (ATF
122 IV
133 et arrêts cités).
Ce que l'auteur fait, veut, envisage ou accepte et ce dont il
s'accomode
relève du fait (ATF 119 IV 242, JT 1995 IV 174-175; RJN 1982,
p.70)
et n'est dès lors revu par la Cour de céans que sous l'angle de
l'arbitraire.
Les constatations du premier juge ne sont nullement
insoutenables,
ni en contradiction avec les pièces du dossier. L'ensemble
des
circonstances dénotait un état de vigilance sérieusement amoindri :
les
témoins ont relevé l'importante consommation d'alcool de la recourante
tout au
long de la soirée, ainsi que l'état dans lequel elle se trouvait
au
départ des deux garçons. De plus, la recourante elle-même a admis
qu'elle
savait qu'il était déconseillé de cumuler les médicaments anti-
épileptiques
avec de l'alcool. Il lui arrivait d'ailleurs régulièrement de
boire
de l'alcool à cette période : P. a
admis faire la fête pour oublier
certains
problèmes qu'elle rencontrait sur son lieu de travail (D.22/35).
Il lui
était déjà arrivé de se réveiller le matin frappée d'amnésie quant
aux
événements qui s'étaient déroulés la veille.
Or, il est notoire que la prise de médicaments contribue à
abaisser
la tolérance à l'alcool et provoque les mêmes symptômes qu'une
concentration
d'alcool supérieure. Un état de fatigue peut également y
contribuer.
Il ressort du dossier (D.22/35) que la recourante s'était le-
vée à 5
h 30 ce matin-là; au départ des deux garçons, cela faisait plus de
20
heures qu'elle était en état de veille. Il pouvait ainsi être retenu
sans
arbitraire que le niveau de vigilance de la recourante était très
amoindri,
ce qui ne pouvait lui échapper.
Reste à déterminer s'il y a eu imprévoyance coupable. Les
risques
d'incendie en cas de consommation de cigarettes au lit ou en posi-
tion
couchée sont notoirement élevés, étant à l'origine d'un nombre impor-
tant de
sinistres; il n'y avait aucune raison pour que P. les ignore. Les
conséquences
d'un endormissement prématuré étaient d'autant plus
prévisibles
pour la recourante qu'elle avait l'habitude de se coucher sur
ce
canapé pour s'y endormir, et qu'elle était consciente ce soir-là de ne
pas
être en possession de tous ses moyens (même sans devoir s'attendre à
un
endormissement immédiat). Elle aurait donc dû s'abstenir de fumer dans
ces
conditions et dans cet état.
Le laps de temps qui s'est écoulé entre le départ des garçons et
le
moment où P. est partie se coucher dans
son lit n'a pas été déterminé.
Le fait
qu'elle se soit déshabillée et ait enlevé ses lunettes ou ses
verres
de contact n'est pas incompatible avec un état de vigilance
amoindri
: il s'agit de gestes effectués de manière automatique, ne
nécessitant
aucune concentration particulière. Sur ce point-là, le recours
est
également mal fondé.
4. Mal
fondé dans son ensemble, le recours doit être rejeté et les
frais
mis à la charge de la recourante.
Par ces motifs,
LA COUR DE CASSATION
PENALE
1.
Rejette le recours.
2.
Condamne la recourante aux frais arrêtés à 440 francs.
Neuchâtel,
le 15 septembre 1998
AU NOM DE LA COUR DE
CASSATION PENALE
Le greffier La présidente