C/1019/2018

ACJC/911/2018 du 09.07.2018 sur OTPI/196/2018 ( SP ) , CONFIRME

Descripteurs : MESURE PROVISIONNELLE ; PROTECTION DE LA PERSONNALITÉ
Normes : CPC.261; CC.28
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En fait
En droit
Par ces motifs
RÉPUBLIQUE ET CANTON DE GENÈVE

POUVOIR JUDICIAIRE

C/1019/2018 ACJC/911/2018

ARRÊT

DE LA COUR DE JUSTICE

Chambre civile

du LUNDI 9 JUILLET 2018

 

Entre

Monsieur A______, domicilié ______ et Monsieur B______, domicilié ______, appelants d'une ordonnance rendue par la 9ème Chambre du Tribunal de première instance de ce canton le 4 avril 2018, comparant tous deux par Me Nicolas Blanc, avocat, rue du Lion d'Or 2, case postale 5956, 1002 Lausanne, en l'étude duquel ils font élection de domicile,

et

Monsieur C______, domicilié ______, intimé, comparant par Me Eve Dolon, avocate, rue Etienne-Dumont 6-8, 1204 Genève, en l'étude de laquelle il fait élection de domicile.

 


EN FAIT

A. Par ordonnance OTPI/196/2018 du 4 avril 2018, reçue par les parties le 6 avril 2018, le Tribunal de première instance, a rejeté la requête de mesures provisionnelles formée par C______ (ch. 1 du dispositif), mis à charge de ce dernier les frais judiciaires, arrêtés à 1'800 fr. (ch. 2 et 3) et l'a condamné à verser 2'000 fr. à tire de dépens à A______ et B______ (ch. 4).

Le Tribunal a en outre rejeté la requête reconventionnelle formée par A______ et B______ (ch. 5), condamné solidairement ces derniers à verser 1'800 fr. de frais judiciaires à l'Etat de Genève (ch. 6 à 8), ainsi qu'à payer 800 fr. de dépens à leur partie adverse (ch. 9) et a débouté les parties de toutes autres conclusions (ch. 10).

B. a. Le 16 avril 2018, A______ et B______ ont formé appel contre cette ordonnance, concluant principalement à ce qu'elle soit réformée en ce sens que la Cour de justice les autorise à faire procéder à l'inhumation du corps de feue D______ dans le caveau familial de ______ en Italie et donne ordre au Département de la sécurité et de l'économie du canton de Genève de délivrer un laisser-passer mortuaire, afin que le corps en question puisse être transporté dans le caveau précité, avec suite de frais et dépens.

Ils ont produit une pièce nouvelle.

b. Le 9 mai 2018, C______ a conclu à la confirmation de l'ordonnance querellée, avec suite de frais et dépens.

c. Les parties ont répliqué et dupliqué, persistant dans leurs conclusions.

d. Elles ont été informées le 1er juin 2018 de ce que la cause était gardée à juger.

C. Les faits pertinents suivants résultent du dossier.

a. D______, née le ______ 1923, est décédée le ______ 2018 à Genève.

Elle avait deux fils, C______ et A______. B______ est le fils de A______.

C______ s'occupait de D______ au quotidien. B______ et A______ ne voyaient quant à eux que rarement la défunte. Ils allèguent que C______ était responsable de cet état de fait, ce que celui-ci conteste.

D______ étant devenue durablement incapable de discernement, elle a été placée sous curatelle de représentation avec gestion du patrimoine par décision du Tribunal de protection de l'adulte et de l'enfant du 11 novembre 2014. C______ a été nommé aux fonctions de curateur de sa mère.

Les relations entre les deux frères sont mauvaises. Ils se sont opposés, et s'opposent toujours, dans le cadre de plusieurs procédures judiciaires.

b. Suite au décès de sa mère, C______ a accompli les formalités nécessaires pour qu'il soit procédé à la crémation de son corps.

Il allègue à cet égard que sa mère souhaitait être incinérée et que ses cendres soient ensuite placées dans le caveau de la famille en Italie.

c. Par courrier du 15 janvier 2018, A______ et B______ ont fait savoir au Service des pompes funèbres qu'ils s'opposaient à cette crémation, au motif qu'il était "notoire" dans la famille que la défunte souhaitait être enterrée dans le caveau familial en Italie.

d. Suite à cette intervention, le corps de D______ a été déposé dans une chambre mortuaire réfrigérée au Service des pompes funèbres, où il se trouve depuis, en état de congélation. Le coût de cette chambre est de 54 fr. environ par jour.

e. Le 18 janvier 2018, C______ [a] formé une requête de mesures superprovisionnelles et provisionnelles tendant à ce que le Tribunal l'autorise à faire procéder à l'incinération du corps de D______, donne ordre au Service des pompes funèbres de Genève de faire procéder à cette crémation et fasse interdiction à A______ et B______ de s'y opposer.

Il a notamment produit à l'appui de sa requête une attestation établie par l'infirmière privée de D______, qui s'occupait d'elle quotidiennement. Selon cette attestation, D______ avait souvent dit à son infirmière au cours des six dernières années qu'elle ne voulait pas être enterrée, mais qu'elle souhaitait que ses cendres reposent près de son mari dans le caveau familial en Italie.

f. Par ordonnance du 18 janvier 2018, le Tribunal a rejeté la requête de mesures superprovisionnelles.

g. Le 12 mars 2018, A______ et B______ ont conclu au rejet de la requête de mesures provisionnelles.

Lors de l'audience du 26 mars 2018, ils ont formé une demande reconventionnelle, prenant les mêmes conclusions que celles figurant dans leur appel.

Ils ont notamment produit une lettre rédigée par l'ex-épouse de A______ selon laquelle D______ lui avait dit en juillet 1989 qu'elle ne voulait ni être incinérée, ni enterrée, mais reposer dans un caveau familial.

C______ a conclu au rejet de la demande reconventionnelle.

Le Tribunal a gardé la cause à juger à l'issue de l'audience.

EN DROIT

1. 1.1 Interjeté dans les délai et forme utiles, à l'encontre d'une décision rendue sur mesures provisionnelles qui statue sur des prétentions tendant à la protection de la personnalité, droits de nature non pécuniaire, l'appel est recevable (art. 308 al. 1 let. b CPC; arrêt du Tribunal fédéral 5A_641/2011 du 23 février 2012 consid. 1.1).

1.2 L'instance d'appel revoit la cause en fait et en droit avec un plein pouvoir d'examen (art. 310 CPC). Les mesures provisionnelles étant soumises à la procédure sommaire (art. 248 lit. d CPC), avec administration restreinte des moyens de preuve, la cognition du juge est toutefois limitée à la simple vraisemblance des faits et à un examen sommaire du droit (ATF 131 III 473 consid. 2.3; ATF 127 III 474 consid. 2b/bb; arrêt du Tribunal fédéral 5A_442/2013 du 24 juillet 2013 consid. 2.1 et 5.1).

2. Les appelants ont produit une pièce nouvelle, à savoir un courrier de la Commune de ______ en Italie, daté du 16 avril 2018 et adressé à leur avocate en Italie, faisant suite à une demande de celle-ci du 13 avril 2018.

2.1 Les faits et les moyens de preuve nouveaux sont admissibles en appel aux conditions de l'art. 317 CPC. La Cour examine, en principe, d'office la recevabilité des faits et les moyens de preuve nouveaux en appel (Reetz/Hilber, Kommentar zur Schweizerischen Zivilprozessordnung [ZPO], 2016, n. 26 ad art. 317 CPC).

Selon l'art. 317 al. 1 CPC, les faits et les moyens de preuves nouveaux ne sont pris en considération en appel que s'ils sont invoqués ou produits sans retard (let. a) et s'ils ne pouvaient pas être invoqués ou produits devant la première instance bien que la partie qui s'en prévaut ait fait preuve de la diligence requise (let. b). Les deux conditions sont cumulatives (Jeandin, in Code de procédure civile commenté, 2011, n. 6 ad art. 317 CPC).

2.2 En l'espèce, les appelants auraient pu se procurer le courrier précité plus tôt et le produire devant le Tribunal de sorte que cette pièce nouvelle est irrecevable. Elle est en tout état de cause dénuée de pertinence pour l'issue du litige.

3. Le Tribunal a retenu que les conclusions reconventionnelles des appelants tendant à ce qu'ils soient autorisés à procéder à l'inhumation du corps de feue D______ dans le caveau familial de ______ en Italie se rapportaient à une mesure qui ne pouvait être obtenue qu'à l'issue du procès au fond. Il s'agissait d'une exécution anticipée par provision dont l'admission était subordonnée à la réalisation de conditions restrictives, le rétablissement, cas échant, du statu quo ante ne pouvant pas se réaliser sans difficultés majeures. Or les appelants n'avaient pas rendu leur position plus vraisemblable que celle de leur partie adverse puisqu'il n'était pas possible d'établir à ce stade la volonté de la défunte concernant le sort de sa dépouille. Les mesures provisionnelles requises reconventionnellement par les appelants devaient par conséquent être refusées.

Les appelants font valoir que, contrairement à ce qu'a retenu le Tribunal, à supposer qu'ils succombent dans l'action au fond, une exhumation ne posait pas de difficulté majeure. Ils avaient rendu vraisemblable la volonté de la défunte d'être inhumée dans le caveau familial et non incinérée. Il y avait urgence à statuer car le maintien de la dépouille dans une cellule frigorifique aux pompes funèbres était "inacceptable d'un point de vue éthique, moral, mais aussi juridique" et financier car le tarif était de 54 fr. par jour.

3.1.1 Selon l'art. 261 CPC, le tribunal ordonne les mesures provisionnelles nécessaires lorsque le requérant rend vraisemblable, d'une part, qu'une prétention dont il est titulaire est l'objet d'une atteinte ou risque de l'être (al. 1 let. a) et, d'autre part, que cette atteinte risque de lui causer un préjudice difficilement réparable (al. 1 let. b). 

L'octroi de mesures provisionnelles suppose la vraisemblance du droit invoqué et des chances de succès du procès au fond, ainsi que la vraisemblance, sur la base d'éléments objectifs, qu'un danger imminent menace le droit du requérant, enfin la vraisemblance d'un préjudice difficilement réparable, ce qui implique une urgence (Message du Conseil fédréal du 28 juin 2006 relatif au code de procédure civile suisse, in FF 2006 p. 6841 ss, spéc. 6961; Bohnet, Code de procédure civile commenté, 2011, n. 3 ss ad art. 261 CPC). La preuve est (simplement) vraisemblable lorsque le juge, en se fondant sur des éléments objectifs, a l'impression que les faits pertinents se sont produits, sans pour autant qu'il doive exclure la possibilité que les faits aient pu se dérouler autrement (ATF 139 III 86 consid. 4.2; 130 III 321 consid. 3.3 = JdT 2005 I 618).

Le requérant doit rendre vraisemblable qu'il s'expose, en raison de la durée nécessaire pour rendre une décision définitive, à un préjudice qui ne pourrait pas être entièrement supprimé même si le jugement à intervenir devait lui donner gain de cause. En d'autres termes, il s'agit d'éviter d'être mis devant un fait accompli dont le jugement ne pourrait pas complètement supprimer les effets. Est difficilement réparable le préjudice qui sera plus tard impossible ou difficile à mesurer ou à compenser entièrement (arrêt du Tribunal fédéral 4A_611/2011 du 3 janvier 2011, consid. 4).

La mesure doit être proportionnée au risque d'atteinte. Si plusieurs mesures sont aptes à atteindre le but recherché, il convient de choisir la moins incisive, celle qui porte le moins atteinte à la situation juridique de la partie intimée. Il faut procéder à une pesée des intérêts contradictoires des deux parties au litige. Plus une mesure atteint de manière incisive la partie citée, plus il convient de fixer de hautes exigences quant à l'existence des faits pertinents et au fondement juridique de la prétention. Tel est en particulier le cas des mesures d'exécution anticipée provisoires lorsqu'elles sont susceptibles d'avoir un effet définitif, le litige étant alors privé d'intérêt au-delà du stade des mesures provisionnelles. Ces exigences élevées ne portent pas seulement sur la vraisemblance comme mesure de la preuve requise, mais également sur l'ensemble des conditions d'octroi de la mesure provisionnelle, en particulier sur l'appréciation de l'issue du litige au fond et sur celle des inconvénients que la décision incidente pourrait créer à chacune des deux parties (ATF 131 III 473 consid. 2.3 et 3.2; arrêt du Tribunal fédéral 4A_611/2011 du 3 janvier 2011, consid. 4).

3.1.2 Chaque personne a le droit de disposer de son propre cadavre, notamment de déterminer la forme des funérailles, le mode et le lieu d'inhumation. Ce droit découle directement de la protection de la dignité humaine. La personnalité finit par la mort (art. 31 al. 1 CC) et n'est alors en principe plus protégée. Le droit de disposer de sa dépouille s'éteint ainsi au décès, si bien que personne ne peut le faire valoir au nom du défunt. En l'absence d'une décision de celui-ci sur ce point, ses proches peuvent prétendre, dans certaines limites, à disposer du sort de son cadavre. Du point de vue du droit privé, le droit de ces derniers est, lui aussi, une émanation des droits généraux de la personnalité (art. 28 CC). Le droit des proches n'intervient que si le défunt n'a pas pris de décision, écrite ou orale, sur le sort de son cadavre. Lorsque des désaccords surgissent entre les proches sur ces questions, ce pouvoir subsidiaire de décision doit être exercé, en première ligne, par celui qui était le plus étroitement lié au défunt et qui a été de ce chef le plus affecté par sa disparition (arrêt du Tribunal fédéral 5A_906/2016 du 28 avril 2017 consid. 3.3).

Chacun des proches peut ainsi se prévaloir de la volonté du défunt, contraindre les autres par la voie judiciaire à renoncer à une solution s'écartant de la volonté du défunt et obtenir une condamnation des défendeurs à suivre la dernière volonté du défunt (Knellwolf, Postmortaler Persönlichkeitsschutz – Andenkenschutz der Hinterbliebenen, 1991, p. 92).

3.2 En l'espèce, les appelants n'ont rendu vraisemblable aucun risque d'atteinte à leurs droits de la personnalité nécessitant le prononcé de mesures provisionnelles, dans la mesure où aucune décision concernant le sort du corps de D______ ne sera prise avant l'issue de la procédure au fond, sauf accord entre les parties.

Leur droit à décider du sort de la dépouille de leur mère, à supposer qu'il soit finalement reconnu, n'est ainsi pas mis en danger.

Le fait que les frais d'entreposage du corps jusqu'à l'issue de la procédure au fond puissent s'avérer importants ne constitue pas un préjudice qui ne pourrait pas être compensé si le jugement à intervenir donnait gain de cause aux appelants. En effet, les aspects financiers du litige entre les enfants de la défunte pourront être réglés dans le cadre de l'action au fond.

A cela s'ajoute que la solution proposée par les appelants, à savoir déplacer le corps en Italie, l'inhumer pour, cas échéant, l'exhumer et le ramener ensuite en Suisse dans l'hypothèse où l'intimé avait gain de cause, ne serait vraisemblablement pas moins onéreuse que le maintien du corps dans les locaux des pompes funèbres jusqu'à l'issue du litige.

Les appelants n'ont par ailleurs pas rendu vraisemblable que leur position sur le fond du litige était plus fondée que celle de leur partie adverse.

Les allégations de l'intimé, qui s'occupait au quotidien de sa mère et qui dispose dès lors vraisemblablement d'un pouvoir de décision prépondérant s'agissant du sort de sa dépouille, conformément à la jurisprudence précitée, sont en effet confirmées par l'attestation de l'infirmière qui a pris soin de D______ pendant les dernières années de son existence.

L'attestation établie par l'ex-épouse de A______, selon laquelle, en juillet 1989, D______ lui avait dit qu'elle ne voulait pas être incinérée n'a quant à elle pas une grande force probante. En effet, la position de l'intéressée sur ce point a vraisemblablement pu évoluer au cours de ces trente dernières années.

Le fait que, selon les statistiques italiennes, seules 3,6% des personnes décédées soient incinérées est quant à lui irrelevant, de même que le fait que D______ ait acquis une concession pour le caveau familial trois ans après le décès de son époux.

Au regard de ce qui précède, c'est à juste titre que le Tribunal a débouté les appelants de leurs conclusions reconventionnelles.

L'ordonnance querellée sera par conséquent confirmée.

4. Les appelants, qui succombent, seront condamnés solidairement aux frais d'appel (art. 106 al. 1 CPC).

Les frais judiciaires seront arrêtés à 1'800 fr. (art. 16 et 35 RTFMC) et compensés avec l'avance versée par les appelants, acquise à l'Etat de Genève (art. 111
al. 1 CPC).

Un montant de 2'000 fr., débours et TVA inclus, sera alloué à l'intimé à titre de dépens (art. 86, 88 et 90 RTFMC).

* * * * *


PAR CES MOTIFS,
La Chambre civile :

A la forme :

Déclare recevable l'appel interjeté par A______ et B______ contre l'ordonnance OTPI/196/2018 rendue le 4 avril 2018 par le Tribunal de première instance dans la cause C/1019/2018-9 SP.

Au fond :

Confirme l'ordonnance querellée.

Déboute les parties de toutes autres conclusions.

Sur les frais :

Arrête à 1'800 fr. les frais judiciaires d'appel, les compense avec l'avance versée, acquise à l'Etat de Genève, et les met solidairement à charge de A______ et B______.

Condamne solidairement A______ et B______ à verser 2'000 fr. à C______ à titre de dépens d'appel.

Siégeant :

Madame Fabienne GEISINGER-MARIETHOZ, présidente; Monsieur Laurent RIEBEN, juge; Monsieur Louis PEILA, juge suppléant; Madame Fatina SCHAERER, greffière.

La présidente :

Fabienne GEISINGER-MARIETHOZ

 

La greffière :

Fatina SCHAERER

 

 

 

Indication des voies de recours :

 

Conformément aux art. 72 ss de la loi fédérale sur le Tribunal fédéral du 17 juin 2005 (LTF; RS 173.110), le présent arrêt peut être porté dans les trente jours qui suivent sa notification avec expédition complète (art. 100 al. 1 LTF) par-devant le Tribunal fédéral par la voie du recours en matière civile.

 

Le recours doit être adressé au Tribunal fédéral, 1000 Lausanne 14.

 

Valeur litigieuse des conclusions pécuniaires au sens de la LTF indéterminée.