Arrêt du Tribunal Fédéral

Arrêt du 02.12.2020 [5A_542/2020]

 

 

 

 

 

A.                               « Le 21 mars 2017, X.________ a déposé, après avoir obtenu une autorisation de procéder le 20 décembre 2016, une demande à l’encontre de Y.________ SA en prenant les conclusions suivantes :

1.     Dire et constater que la servitude du 30 juin 1942 constituée en faveur de la demanderesse concernant la terrasse située à l’est de l’article [2222] du cadastre de Z.________ garantit à la demanderesse un droit de passage sur ladite terrasse pour réparations au toit de la villa (article [2222] précité) et que la défenderesse n’est donc pas en droit d’empêcher l’accès de la demanderesse à ladite terrasse et, partant,

2.     a) Interdire à la défenderesse d’empêcher l’ouverture de la porte de la demanderesse donnant accès à la terrasse sise sur la parcelle [1111] du cadastre de Z.________, et, partant, ordonner à la défenderesse d’enlever tous objets (briques, etc.) entreposés sur ladite terrasse et empêchant l’ouverture de la porte précitée de la demanderesse […].

b) Dire que, faute d’exécution dans les 7 jours […].

3.     a) Dire et constater que la servitude du 30 juin 1942 constituée en faveur de la demanderesse exige que la « terrasse » sise sur la parcelle no [1111] du cadastre de Z.________ (à l’est de l’article [2222]) « subsistera sans transformation » et

b) que la pose de la porte-fenêtre litigieuse constitue une transformation de la terrasse contraire à la servitude et

c) que, dès lors, la servitude n’autorise pas la pose de la porte-fenêtre effectuée par la défenderesse sur la façade de l’immeuble [aaaa] n°1, à l’est de la terrasse précitée et, partant,

4.     a) Ordonner à la défenderesse de procéder dans un délai de 30 jours dès l’entrée en force du jugement relatif à la conclusion n°3 ci-dessus, à la suppression de la porte-fenêtre […] et à la remise de ladite façade dans son état antérieur à la pose de la porte-fenêtre précitée, le tout sous la menace de la peine d’amende […].

b) Dire que, faute de suppression de la porte-fenêtre […].

5.     Avec suite de frais judiciaires et dépens ».

A l’appui de ses conclusions, X.________ alléguait qu’elle était propriétaire du bien-fonds no [2222] du cadastre de Z.________, rue [aaaa] n°3. Elle possédait également un garage, no [3333] du même cadastre. Y.________ (ci-après aussi : la société immobilière) était quant à elle propriétaire du bien-fonds no [1111] du cadastre de Z.________, sis rue [aaaa] n°1. Les biens-fonds étaient contigus. Une « convention constitutive de servitude » avait été passée entre les propriétaires des biens-fonds précités le 30 juin 1942. Elle prévoyait « notamment à son chiffre 2 :

2. Une servitude réciproque est également établie relativement à la petite terrasse située à l’est de l’article [2222]; l’article [2222] est grevé d’un droit de passage au profit de l’article  [1111], No 1, pour accéder à ladite terrasse en vue d’y faire des réparations. De même, l’article  [1111], No 1, est grevé au profit de l’article [2222], No 2, d’un droit de passage sur ladite terrasse pour réparation au toit de la villa. Au surplus, cette terrasse subsistera sans transformations ».

La terrasse sise à l’ouest de l’article [1111] n’était accessible, jusque début décembre 2013, que par l’immeuble [aaaa] n°3 de la demanderesse qui comportait une porte-fenêtre d’accès à cette terrasse. En 2013, la société immobilière avait entrepris des travaux sur ladite terrasse pour réaliser une porte-fenêtre sur le mur bordant la terrasse à l’est. Ces derniers avaient été réalisés sans permis de construire et masqués par une bâche. La société immobilière avait par ailleurs durablement empêché X.________ d’aller sur la terrasse litigieuse en bloquant sa porte d’accès, à l’aide d’une échelle métallique. Cette dernière n’avait pas d’autre utilité que d’entraver cette ouverture, même si elle était fixée à un échafaudage. Sur le plan pénal et pour les faits précités, A.________ (ndr : administrateur de la société immobilière) avait été condamné pour contrainte au préjudice de X.________. Le 16 octobre 2014, l’échelle avait été enlevée. La société immobilière avait toutefois bloqué à nouveau l’accès, le même jour, par des briques. X.________ avait déposé une nouvelle plainte pénale. Dans la mesure où la société immobilière violait la servitude existante en empêchant son exercice, il s’imposait de le lui interdire. Quant à la porte-fenêtre créée illégalement (mais dont le permis de construire avait néanmoins été accordé a posteriori sous l’angle du droit public), elle devait être démolie car la servitude n’octroyait pas à la société immobilière tout autre droit qu’un simple droit de passage. Son existence créait du reste un dommage à X.________ (atteinte à la vue, à l’intimité et à la sécurité) estimé à 30'000 francs. L’état antérieur devait ainsi être rétabli. 

B.                               « Le 27 juin 2017, la société immobilière a déposé sa réponse, en prenant les conclusions suivantes :

On peut dire clairement que dans cette affaire les prétentions de la demanderesse sont manifestement mal fondées et qu’elles doivent donc être purement et simplement rejetées dans leur totalité, sous suite de frais et dépens.

     De manière reconventionnelle :

1.   Il doit être ordonné à X.________ de respecter la servitude inscrite au registre foncier et qui permet à la défenderesse le passage par l’immeuble [aaaa] n°3 pour accéder à la terrasse en vue d’y faire faire des réparations.

2.    Il doit être dit que faute d’exécution […].

3.   Il doit être procédé à la suppression de la « servitude de passage sur l’escalier dépendant de l’article [1111] n° 3 et aboutissant à la porte de service du bâtiment article [2222] n° 2 ».

4.   […].

5.   Sous suite de frais et dépens ».

A l’appui de ses conclusions, elle alléguait ce qui suit. X.________ ne lui avait jamais permis d’exercer le droit de passage en sa faveur, pourtant prévu dans la servitude en cause. X.________ avait abusé de ses droits en relation avec sa propre servitude. Celle-ci ne l’autorisait à passer sur la terrasse appartenant à la société immobilière que pour réparer son toit et non pour s’y promener à sa guise, comme elle le faisait auparavant, elle et sa famille. La société immobilière avait le droit d’entreposer tout objet comme bon lui semblait sur sa terrasse, surtout que rien ne venait toucher la porte de X.________. Cette dernière n’était quoiqu’il en soit pas autorisée par la servitude à sortir sur la terrasse de la société immobilière pour autre chose que des réparations, réparations qu’elle avait d’ailleurs effectuées. La porte-fenêtre était légale. Elle n’était pas contraire à la servitude puisque c’est le mur qui avait été ouvert, la terrasse étant restée quant à elle « sans transformation ».  Le dommage subi par X.________ était inexistant. S’agissant de la demande reconventionnelle, elle se justifiait parce que X.________ empêchait l’exercice de la servitude en faveur de la société immobilière. Par ailleurs, l’une des servitudes (un droit de passage par des escaliers de la société immobilière qui aboutissait à une entrée donnant directement dans la cuisine de la villa de X.________) était désuète, de sorte qu’elle devait être supprimée. 

C.                               Le 11 septembre 2017, X.________ a répliqué et répondu à la demande reconventionnelle. Elle confirmait ses conclusions et concluait au rejet de la demande reconventionnelle, avec suite de frais et dépens. Elle n’avait jamais empêché la société immobilière d’exercer le droit de passage en sa faveur. Toutefois, un accès illimité à la terrasse de la société immobilière par le biais de l’immeuble [aaaa] n°3 n’était pas acceptable (absences régulières de X.________, deux escaliers à emprunter dont l’un était recouvert d’une moquette d’une certaine valeur, alors que l’autre était étroit et ne permettait pas un passage normal avec du matériel de chantier). Il était en outre plus facile d’accéder à la terrasse par l’extérieur au moyen d’une échelle, d’un ascenseur ou d’un tapis roulant. Ainsi, X.________ n’avait pas violé la servitude de passage qui, en vertu des règles de la bonne foi, ne pouvait être exercée sans limites temporelles et circonstancielles. S’agissant du dommage qu’elle subissait en raison de la porte litigieuse créé, il était réel. Par ailleurs, l’usage de la terrasse était limité à des réparations. La société immobilière ne pouvait pas en jouir autrement. Quant à la servitude soi-disant désuète, tel n’était pas le cas. X.________ avait besoin de disposer de deux accès à son immeuble, à mesure que la porte de l’entrée principale était extrêmement lourde de sorte qu’elle devait utiliser le second accès lorsqu’elle revenait à la maison chargée de commissions et avait besoin d’accéder rapidement et aisément à sa cuisine.

Le 18 décembre 2017, la société immobilière a dupliqué et répliqué à la demande reconventionnelle. Elle confirmait ses conclusions et en prenait une nouvelle, en cessation des émissions odorantes que provoquait la cuisine de X.________. La société immobilière exposait que l’accès par l’extérieur pour des travaux sur la terrasse n’était pas possible. Elle réaffirmait qu’elle n’avait pas pu exercer la servitude de passage en sa faveur, par la faute de X.________. La société immobilière considérait également que rien ne l’empêchait de jouir de la terrasse comme bon lui semblait, dans la mesure où elle en était propriétaire.

Le 23 janvier 2018, X.________ a déposé une « triplique » et a dupliqué à la demande reconventionnelle. Elle confirmait ses conclusions et concluait par ailleurs au rejet de toutes les conclusions reconventionnelles de la société immobilière, avec suite de frais et dépens. Selon elle, il était possible d’accéder à la terrasse ou au toit de la société immobilière grâce à un camion-grue. Il était contraire à la réalité qu’elle n’avait jamais permis à la société immobilière d’exercer le droit de passage prévu par la servitude en cause. Elle avait juste posé certaines conditions à ce sujet. Par contre, les contraintes exercées par la société immobilière l’avaient empêchée de faire terminer les travaux sur son propre immeuble, de sorte que leur finalisation attendait toujours.

D.                               Le 15 mai 2018, une audience d’instruction s’est tenue lors de laquelle il a notamment été décidé, en matière d’administration des preuves, d’admettre les titres, la vision locale, l’interrogatoire des parties, trois réquisitions et deux témoignages requis par X.________ (deux autres témoignages et l’expertise proposée étant réservés) ; d’admettre les titres (à l’exception de la pièce 10 qui constituait un témoignage écrit), l’interrogatoire des parties et deux réquisitions (la troisième étant réservée) de la société immobilière.

Le 18 mai 2018, le tribunal civil a requis :

-        du Ministère public : le dossier pénal portant référence « MP.2015.5476 » ;

-        de la société immobilière : le contrat de bail passé avec le tiers ayant également accès à la terrasse litigieuse, ainsi que les originaux de la commande de la porte-fenêtre posée en décembre 2013 et les originaux des factures des maîtres d’état ayant percé le mur pour la création et la pose de ladite porte-fenêtre ;

-        de la chancellerie d’Etat : le dossier de droit des constructions portant référence « REC.2014.255 ».

Le 27 juin 2018, le tribunal civil a procédé à la vision locale des locaux des immeubles [aaaa] n°1 et [aaaa] n°3. Le juge a constaté que les briques litigieuses ne reposaient plus sur la terrasse.

Par courrier du 3 juillet 2018, X.________ a déposé deux photos, tendant à démontrer que la société immobilière avait enlevé les briques bloquant la porte donnant sur sa terrasse le jour précédant la vision locale précitée.

Le 10 juillet 2018, une deuxième audience s’est tenue, lors de laquelle B.________ (marbrier) et C.________ (mari de X.________) ont été entendus. X.________ a sollicité le témoignage de Me D.________, qui a été admis par le tribunal civil, à mesure que la société immobilière ne s’y opposait pas.

Par courrier du 12 octobre 2018, la société immobilière a critiqué le procès-verbal de la vision locale, en ce sens qu’il ne contenait pas de nombreux éléments que les participants avaient pourtant pu constater sur place. Elle a également déposé une pièce tendant à démontrer, selon elle, que X.________ utilisait « historiquement » la terrasse litigieuse à sa guise. Il n’était pas admissible aujourd’hui qu’elle vienne dire que ladite terrasse avait toujours été destinée à rester un « espace vide » uniquement accessible pour y faire des réparations.

Une dernière audience s’est tenue le 30 octobre 2018, lors de laquelle Me D.________ a témoigné. Les parties ont également été interrogées et le juge a prononcé la clôture de l’instruction, après avoir admis une dernière réquisition, concernant plusieurs dossiers pénaux opposant les parties.

Le 8 novembre 2018, le tribunal civil a imparti un délai aux parties au 15 décembre 2018 pour le dépôt de leurs plaidoiries écrites.

Le 13 décembre 2018, X.________ a déposé ses plaidoiries écrites en confirmant ses conclusions (légèrement modifiées s’agissant des conclusions nos 1 et 2, au vu de l’acquiescement partielle de la société immobilière, laquelle avait enlevé les objets empêchant l’ouverture de la porte de X.________ donnant accès à la terrasse litigieuse.

Le 4 février 2019, après avoir demandé et obtenu deux prolongations de délai, la société immobilière a également déposé ses plaidoiries écrites, en y annexant de nouveaux moyens de preuve. Elle confirmait également ses conclusions.

Les 4 et 22 février 2019, la société immobilière a déposé une demande de récusation motivée à l’encontre du magistrat en charge du dossier. Celle-ci a été rejetée notamment au motif qu’elle était tardive, dans une décision du 14 mars 2019 qui n’a pas été contestée en recours, l’administrateur de la société immobilière s’étant contenté de la contester en des termes que l’on peut qualifier de véhéments.

E.                               « Le 19 décembre 2019, le tribunal civil a statué au fond, en rendant un jugement dont le dispositif a la teneur suivante :

1.    Déclare irrecevable la conclusion nouvelle contenue dans le mémoire de duplique et réplique à demande reconventionnelle du 18 décembre 2017.

2.    Déclare irrecevables les conclusions nouvelles contenues dans la plaidoirie écrite de la demanderesse du 13 décembre 2018.

3.    Constate que la servitude du 30 juin 1942 constituée en faveur de X.________ concernant la terrasse située à l’est de l’article [2222] du cadastre de Z.________ lui garantit un droit de passage sur ladite terrasse pour des réparations au toit de la villa (article [2222] précité) et Y.________ n’est pas en droit d’empêcher cet accès.

4.    Déclare irrecevables les conclusions n° 2 et 3 de la demande du 21 mars 2017.

5.    Condamne Y.________ à procéder, dans un délai de 90 jours dès l’entrée en force du jugement, à la suppression de la porte-fenêtre créée en 2013 sur la façade de l’immeuble rue [aaaa] n°1, à l’est de la terrasse de Y.________, et à la remise de ladite façade dans son état antérieur à la pose de la fenêtre précitée.

6.    Faute de suppression de la porte-fenêtre dans les 90 jours dès l’entrée en force du jugement, condamne Y.________, sur requête de X.________, à une amende de CHF 100.00 pour chaque jour d’inexécution.

7.    Déclare irrecevables les conclusions n° 1 et 2 de la demande reconventionnelle du 27 juin 2017.

8.    Rejette la demande reconventionnelle pour le surplus.

9.    Arrête les frais de justice à CHF 4'712.00, avancés par X.________ à concurrence de CHF 3'212.00 et par Y.________ à concurrence de CHF 1'500.00 et les met à la charge de Y.________.

10.  Condamne Y.________ à verser à X.________ une indemnité de dépens de CHF 8'000.00 ».

À l’appui de son dispositif et en se limitant aux points litigieux en appel, le tribunal civil a relevé que les parties ne contestaient pas qu’une servitude réciproque (rapports de voisinage) existait sur la petite terrasse située à l’est de l’article [2222] du cadastre de Z.________. À cet égard, il ressortait du contrat constitutif de servitude que les propriétaires de ces immeubles avaient sciemment voulu limiter l’accès à cette terrasse à la seule condition d’être utilisée en vue de procéder à des réparations de toiture. Ils avaient ainsi voulu restreindre leur droit de propriété respectif. Les parties ne pouvaient comprendre autre chose en lisant le contrat constitutif de servitude de 1942. Par voie de conséquence, la conclusion no 4 de X.________ devait être admise. S’agissant des conclusions reconventionnelles nos 1 et 2, elles étaient irrecevables, à mesure que la société immobilière n’avait ni allégué ni prouvé que les conditions posées aux articles 14 et 224 CPC étaient réalisées.

F.                               « Par mémoire du 3 février 2020, la société immobilière appelle de cette décision en prenant les conclusions suivantes :

1.    Annuler partiellement le jugement du 19 décembre 2019 du tribunal civil (chiffres 3 et 5 à 7 du dispositif) ;

2.    Réformer partiellement le jugement du 19 décembre 2019 du tribunal civil en :

       a. Rejetant les conclusions n° 1, 2 et 4 de la demanderesse ;

b. Condamnant X.________ à respecter la servitude de passage par l’immeuble [aaaa] n°3 pour accéder à la terrasse en vue d’y faire des réparations ;

c. Dire que faute d’exécution dans un délai de sept jours dès l’entrée en force de la décision, X.________ sera condamnée sur requête de la Y.________ à une amende d’ordre de CHF 300.- par jour d’inexécution ;

d. Statuer sur les frais et dépens de première instance ;

3.    Sous suite de frais et dépens (un relevé d’activités sera prochainement déposé) ».

À l’appui de ses conclusions, la société immobilière considère que le tribunal civil aurait dû entrer en matière sur ses conclusions reconventionnelles nos 1 et 2, dès lors qu’il ressortait des moyens développés dans son mémoire qu’un lien de connexité existait entre les deux demandes. Par ailleurs, elle n’avait pas à démontrer le montant de la valeur litigieuse, la doctrine majoritaire admettant qu’une demande reconventionnelle soumise à la procédure simplifiée est admissible dans un procès soumis à la procédure ordinaire. Sur le fond, le tribunal civil aurait dû constater que ces conclusions étaient bien fondées. Il avait passé à tort sous silence les pièces produites le 4 février 2019 par l’appelante alors qu’elles étaient recevables. La prise en compte desdites pièces influe sur le sort des conclusions précitées si bien qu’elles doivent être admises. S’agissant de l’interprétation du contrat de servitude, le tribunal civil a retenu à tort que le droit de passage de l’appelante se limitait à des réparations de toitures et non pour tout besoin de réparation. Par ailleurs, il ne ressort aucunement du contrat ou du registre foncier que le propriétaire du fonds no [1111], soit l’appelante, avait admis de restreindre son droit à se rendre sur sa terrasse et d’en faire usage. Dans une telle hypothèse, il ne s’agirait plus d’une servitude de passage mais d’une renonciation à un élément de propriété et à son usage, ce qui va au-delà de la servitude litigieuse. Le contrat de servitude n’exclut en outre pas que l’appelante puisse accéder à sa terrasse par d’autres moyens. La servitude du 30 juin 1942 ne s’opposait ainsi pas à la création de la porte-fenêtre querellée. Enfin, le dépôt de briques n’avait pour seul but que de contrôler à quelle fréquence l’intimée sortait sur sa terrasse (le déplacement des briques permettait ce contrôle), non à l’en empêcher. 

G.                               Le 5 février 2020, l’appelante a déposé le bordereau des preuves littérales de son appel et les pièces y relatives.

H.                               « Dans sa réponse du 14 février 2020, X.________ prend les conclusions suivantes :

1.  Rejeter dans toutes ses conclusions l’appel du 3 février 2020 de Y.________ interjeté contre le jugement du 19 décembre 2019 du Tribunal régional du Littoral et du Val-de-Travers.

2.  Confirmer les chiffres 1 à 10 du dispositif du jugement précité.

3.  Sous suite de frais et dépens ».

A l’appui de ses conclusions, l’intimée confirme que, de son point de vue, le jugement attaqué ne prête pas le flanc à la critique. Il n’est en effet pas établi qu’elle-même aurait empêché l’appelante d’exercer son droit de passage. Le fait que le premier juge ait indiqué, par erreur – ou tout au moins par manque de précision – que la terrasse ne pouvait être utilisée que pour faire des réparations à la toiture et cela pour les deux parties, n’invalide en rien le reste de ses considérants qui conduisent, comme cela s’impose au vu des servitudes existantes, au constat de l’illégalité de la porte-fenêtre posée et à l’ordre donné à l’appelante de procéder à sa suppression. Une interprétation de la servitude ne peut en effet qu’aboutir à la conclusion que les parties ont précisément convenu de restreindre le droit de se rendre sur ladite terrasse et d’en faire usage. La suppression de la porte-fenêtre litigieuse se justifie d’ailleurs aussi parce qu’elle cause un dommage important à l’intimée.

I.                                 Le délai du paiement de l’avance de frais de 20 jours imparti par ordonnance du 6 février 2020, a été prolongé, sur demande de l’appelante, une première fois au 19 mars 2020, puis une seconde fois au 30 avril 2020.

J.                                Par courrier du 17 février 2020, la juge instructeur a informé les parties qu’un deuxième échange d’écritures ne paraissait pas nécessaire et qu’il serait statué ultérieurement, sur pièces et sans débats, une fois l’avance de frais acquittée. Le sort des pièces produites au stade de la procédure d’appel restait toutefois réservé.

C O N S I D E R A N T

1.                                Déposé dans les formes et délai prévus par la loi (art. 311 à 313 CPC), dans une cause dont la valeur litigieuse est supérieure aux 10'000 francs mentionnés à l’article 308 al. 2 CPC, l’appel est recevable.

2.                                Il convient en premier lieu de se prononcer sur la recevabilité des pièces littérales déposées par l’appelante le 5 février 2020, à l’appui de son appel du 3 février 2020.

Selon l’article 317 al. 1 CPC, les allégués et moyens de preuve nouveaux ne sont pris en compte en appel que s’ils sont invoqués ou produits sans retard et s’ils ne pouvaient être invoqués ou produits devant la première instance, bien que la partie qui s’en prévaut ait fait preuve de la diligence requise. Les conditions d’admission des novas sont cumulatives, de sorte que les ajouts au procès doivent être produits sans retard dès leur connaissance ou leur disponibilité et ne peuvent être admis que s’il était impossible de les invoquer ou de les produire en première instance, avec la diligence requise.

En l’espèce, les pièces produites sont postérieures aux débats principaux de première instance (arrêt du TF du 15.05.2017 [5A_24/2017] cons. 4.2 ; arrêt du TF du 23.01.2017 [5A_792/2016] cons. 3.3 ; arrêt du TF du 28.10.2016 [5A_456/2016] cons. 4.1.1 et les réf. citées), qui n’ont pas fait l’objet d’une clôture formelle, cette clôture pouvant être arrêtée après les plaidoiries écrites et un délai pour faire valoir le droit de réplique inconditionnel, soit à début mars 2019. L’appelante ne pouvait donc pas les produire devant le tribunal civil (JdT 2014 III 211). Certes, elle n’a pas produit lesdites pièces dans le délai d’appel puisqu’elle les a transmises à la Cour d’appel civile le 5 février 2020, alors que ledit délai arrivait à son terme le 3 février 2020. Toutefois, l’appelante s’en prévalait dans son appel. Il est par ailleurs admis que des faits et des moyens de preuve nouveaux antérieurs au début de la phase des délibérations de l'instance supérieure peuvent encore être invoqués durant la procédure d'appel aux conditions de l'article 317 al. 1 CPC (SJ 2017 I 16 cons. 2.2.6). Ces pièces se révèlent par conséquent recevables.

3.                                L’appelante soutient tout d’abord que le tribunal civil aurait dû entrer en matière sur sa demande reconventionnelle et qu’il aurait ensuite dû constater que les conclusions nos 1 et 2 de ladite demande étaient bien-fondées, notamment au vu des pièces qu’elle a produites le 4 février 2019, parallèlement au dépôt de sa plaidoirie écrite, et dont le tribunal civil avait à tort fait abstraction.

L’article 229 al. 1 CPC dispose que les faits et moyens de preuve nouveaux ne sont admis aux débats principaux que s’ils sont invoqués sans retard et qu’ils remplissent l’une des conditions suivantes: ils sont postérieurs à l’échange d’écritures ou à la dernière audience d’instruction ou ont été découverts postérieurement (novas proprement dits) (let. a) ; ils existaient avant la clôture de l’échange d’écritures ou la dernière audience d’instruction mais ne pouvaient être invoqués antérieurement bien que la partie qui s’en prévaut ait fait preuve de la diligence requise (novas improprement dits) (let. b). La phase de prise de décision commence dès la clôture des débats principaux, soit dès la fin des plaidoiries orales, lorsqu'il y en a, ou l'échéance du délai, le cas échéant prolongé, pour déposer des plaidoiries écrites selon l'article 232 al. 2 CPC (arrêt non publié de la Cour d’appel civile du 27.08.2018 [CACIV.2017.103] cons. 8 et la référence citée).

La loi ne fixe pas de délai dans lequel les nova doivent être invoqués pour que l'on puisse admettre qu'ils l'ont été « sans retard ». La doctrine et la jurisprudence cantonale retiennent majoritairement que la réaction doit être rapide, l'introduction des novas devant intervenir au plus tard dans les cinq jours, sept jours, respectivement dix jours dès leur découverte. Sans se prononcer sur les délais proposés par la doctrine, le Tribunal fédéral a, dans un arrêt du 31 août 2017, estimé que, dans une affaire complexe, alléguer des nova une trentaine de jours après la réception de la duplique ne les rendait pas encore irrecevables faute d'avoir été invoqués sans retard. Dans un arrêt antérieur, il a évoqué un délai de 10 jours, voire de deux semaines, en lien avec l'introduction de novas en appel selon l'article 317 al. 1 let. a CPC, lequel pose la même condition. Dès lors toutefois que cette condition de l'invocation sans retard tend à assurer la célérité de la procédure, il est en tous les cas exclu de laisser s'écouler plus de quelques semaines (arrêt du TF du 07.06.2019 [5A _141/2019] cons. 6.3 et les nombreuses références citées).

                        La jurisprudence a déduit du droit d'être entendu ancré à l’article 29 al. 2 Cst. féd. le devoir pour le juge de motiver sa décision, afin que le justiciable puisse la comprendre, la contester utilement s'il y a lieu et exercer son droit de recours à bon escient ; pour répondre à ces exigences, il suffit que le juge mentionne, au moins brièvement, les motifs qui l'ont guidé et sur lesquels il a fondé sa décision, de manière à ce que l'intéressé puisse se rendre compte de la portée de celle-ci et l'attaquer en connaissance de cause ; s’il n'a pas l'obligation d'exposer et de discuter tous les faits, moyens de preuve et griefs invoqués par les parties, il doit à tout le moins traiter ceux qui, sans arbitraire, apparaissent pertinentes. Cela étant, il est de jurisprudence constante que le droit d’être entendu peut, s’il a été violé en première instance, être réparé devant l’instance de recours ou d’appel qui jouit d’un pouvoir d’examen complet, en fait et en droit (comme le prévoit l’article 310 CPC pour la Cour de céans). Ceci vaut d’autant plus lorsque la violation n’est pas grave ou que le renvoi à l’autorité inférieure constituerait un « détour procédural » inutile, qui n’aurait comme effet que de rallonger la procédure sans mieux garantir les droits du prévenu (arrêt de la Cour d’appel civile du Tribunal cantonal du 29.05.2019 [CACIV.2019.37] cons. 3 let. a et les références citées).

En l’espèce et à supposer que la demande reconventionnelle de l’appelante soit recevable, ce que l’on ne saurait d’emblée exclure, il est vrai que le tribunal civil ne s’est pas prononcé sur la recevabilité des pièces produites le 4 février 2019. Toutefois, l’appelante ne prétend pas que cette violation serait d’une gravité particulière, ni qu’il faudrait renvoyer la cause au tribunal civil de ce fait. Au contraire, elle prend des conclusions réformatoires en demandant à l’autorité d’appel d’admettre les conclusions nos 1 et 2 de sa demande reconventionnelle. Dans cette mesure, la violation du droit d’être entendu invoquée peut être réparée par la Cour d’appel civile.

Sur le fond, on constate que les pièces produites à l’appui des plaidoiries écrites du 4 février 2019 et qui sont cotées au dossier suite à la demande de récusation du même jour, sont datées du 15 novembre 2018 (pour la plus ancienne) au 25 janvier 2019 (pour la plus récente). L’ensemble de ces pièces sont de simples correspondances qui pouvaient être produites immédiatement et sans difficulté particulière. La présente procédure ne peut être au demeurant considérée comme complexe. Quoiqu’il en soit, son éventuelle complexité n’empêchait pas l’appelante de produire ces pièces dans les jours qui suivaient leur établissement, respectivement leur réception. Ainsi, il y a lieu de retenir qu’elles auraient dû être produites dans un délai de 10 jours dès leur découverte, ce qui correspond au délai le plus long admis par la doctrine majoritaire et la jurisprudence cantonale. Seule la dernière pièce versée au dossier se révèle ainsi recevable. Il convient dès lors de voir quelle influence elle peut avoir sur le sort du litige.

En l’occurrence, la pièce en question est la copie d’une attestation du 25 janvier 2019 de E.________, couvreur à Z.________, qui indique qu’il a été empêché de passer par l’immeuble de l’intimée pour accéder à la terrasse de l’appelante, le 24 janvier 2019 à 13h30. E.________ indiquait avoir cherché à accéder à la terrasse pour en déblayer la neige. La volonté de l’appelante de vouloir à tout prix faire usage de son droit de passage prévu sur le bien-fonds de l’intimée, alors que le libellé des servitudes réciproques les limite aux « réparations » pour l’une et à la « réparation au toit de la villa » pour l’autre et que pour l’heure, l’appelante (et par extension, les ouvriers qu’elle mandate) peuvent accéder à la terrasse par la porte-fenêtre litigieuse relève d’une démarche chicanière. Il aurait été bien plus pertinent d’alléguer et de prouver que l’intimée avait rendu impossible ou compliqué à l’excès l’exercice de la servitude en question avant que ne soit créée ladite porte-fenêtre, ce qui aurait au demeurant permis d’expliquer pourquoi cette dernière avait vu le jour. Par ailleurs, on ne saurait exiger de l’intimée qu’elle soit disposée à accéder à chacune des demandes de l’appelante ayant trait à l’exercice de la servitude litigieuse, au demeurant si ces demandes sont impromptues ou fixées de manière unilatérale. Le courrier de l’appelante du 7 avril 2017 démontre qu’elle entendait du reste se présenter chez l’intimée « sans avertissement préalable », en usant de cette modalité comme forme de pression. Ce refus isolé consigné par E.________ ne prouve donc rien et le procédé de l’appelante visait bien plus à créer une preuve (i.e. d’une prétendue entrave à l’exercice de sa servitude) à un moment où le recours à la servitude n’était plus nécessaire du tout, vu l’existence dans l’intervalle de la porte-fenêtre. Il s’agit en outre d’un témoignage écrit, lequel ne constitue pas l’un des moyens de preuve exhaustivement prévus à l’article 168 CPC, ce d’autant moins lorsqu’il est rédigé en vue d’être utilisé dans le cadre d’une procédure judiciaire (arrêt de la Cour d’appel civile du Tribunal cantonal [VD] du 12.10.2018 [HC / 2018 / 973] cons. 3.2.2 et les références citées). Par surabondance et si l’on fait abstraction de la problématique liée aux pièces produites le 4 février 2019 à mesure que pour les raisons qui précèdent, elle n’était pas de nature à influer sur le sort du litige, l’appelante ne remet aucunement en question le raisonnement du tribunal civil sur le fond, par lequel il arrive à la conclusion, sur la base du dossier constitué, que l’appelante a échoué dans la preuve de ses allégations.

Le raisonnement précité peut être appliqué mutatis mutandis en relation avec les pièces déposées à l’appui du mémoire d’appel, qui ne sont pas de nature à démontrer que l’intimée ne respecterait pas l’usage d’une servitude dont l’appelante aurait un réel – et non chicanier – besoin. Au surplus, il ressort desdites pièces que par deux fois, l’appelante a tenté d’imposer unilatéralement l’exercice de sa servitude à l’intimée à des dates et heures précises, alors même qu’elle disposait d’un accès par la porte-fenêtre litigieuse pour accéder à la terrasse. Malgré cela, l’intimée lui a quand même donné la possibilité, les deux fois également, d’exercer son droit de passage à des dates différentes, celles imposées par l’appelante ne lui convenant pas pour des raisons personnelles. L’appelante n’a pas donné suite à ces propositions, pour des raisons inconnues. On ne saurait en conséquence retenir que l’intimée a empêché l’appelante d’user de son droit de passage, son exercice ne pouvant pas, au vu de sa nature (possibilité de traverser le bien-fonds – et l’appartement – de l’appelante de bas en haut) être exigé de manière impromptue et illimitée, en particulier sans s’accorder un minimum sur un usage qui convienne le mieux au propriétaire du fonds servant. L’obligation de s’accorder un minimum sur le moment du passage sur le fonds servant – ici, à travers l’appartement de l’intimée – n’est que la concrétisation de l’obligation légale contenue à l’article 737 al. 2 CC qui prévoit que celui à qui la servitude est due est tenu d’exercer son droit de la manière la moins dommageable possible. On relèvera d’ailleurs qu’en droit du bail – avec lequel un parallèle peut être fait, pour ce qui est de l’accès aux locaux de l’intimée et le passage des représentants de l’appelante dans ceux-ci –, si le locataire doit autoriser l’accès au bailleur pour inspecter la chose en vue de l’entretenir, de la vendre ou d’une location ultérieure, le bailleur doit annoncer à temps au locataire les inspections et tenir compte des intérêts de celui-ci (art. 257h al. 2 et 3 CO).   Le grief de l’appelante doit ainsi être rejeté.

4.                                L’appelante soutient également que le texte du contrat de servitude était suffisamment clair et qu’il n’était donc pas justifié de procéder à son interprétation en usant des autres moyens prévus par l’article 738 CC, lesquels ne devaient intervenir qu’à titre subsidiaire. En particulier, son droit de passage n’était pas limité à des réparations de toitures mais elle pouvait faire des réparations de toute nature. Il ne ressortait en outre en aucun cas du contrat ou du registre foncier que le propriétaire du fonds no [1111] aurait admis de restreindre son droit à se rendre sur sa terrasse et d’en faire usage. Le terme de terrasse s’entendait au demeurant comme la notion d’une surface plane et horizontale. L’absence de transformation ne concernait ainsi pas les murs. Enfin, le tribunal civil ne pouvait pas non plus se référer à l’usage qui avait été fait de la servitude.

Aux termes de l'article 971 al. 1 CC, tout droit dont la constitution est légalement subordonnée à une inscription au registre foncier, n'existe comme droit réel que si cette inscription a eu lieu. Le second alinéa précise que l'étendue d'un droit peut être précisée, dans les limites de l'inscription, par les pièces justificatives ou de toute autre manière. Lex specialis en matière de servitudes, l'article 738 CC reprend cette dernière disposition en prévoyant que l'inscription fait règle en tant qu'elle désigne clairement les droits et les obligations dérivant de la servitude (al. 1). L'étendue de celle-ci peut être précisée, dans les limites de l'inscription, soit par son origine, soit par la manière dont la servitude a été exercée pendant longtemps, paisiblement et de bonne foi (al. 2). Pour déterminer le contenu d'une servitude, il convient ainsi de procéder selon l'ordre des étapes prévu par l'article 738 CC : le juge doit dès lors se reporter en priorité à l'inscription au registre foncier, c'est-à-dire à l'inscription au feuillet du grand livre; ce n'est que si celle-ci est peu claire, incomplète ou sommaire, que la servitude doit être interprétée selon son origine, à savoir l'acte constitutif déposé comme pièce justificative au registre foncier. Le contrat de servitude et le plan sur lequel est reportée l'assiette de la servitude constituent à cet égard des pièces justificatives (art. 942 al. 2 CC). Si le titre d'acquisition ne permet pas de déterminer le contenu de la servitude, l'étendue de celle-ci peut alors être précisée par la manière dont elle a été exercée paisiblement et de bonne foi (art. 738 al. 2 CC) (arrêt du TF du 08.12.2015 [5A_247/2015] cons. 4.1.1 et les références citées).

L'acte constitutif doit être interprété de la même manière que toute déclaration de volonté, à savoir, s'agissant d'un contrat, selon la réelle et commune intention des parties (art. 18 CO), respectivement, pour le cas où celle-ci ne peut être établie, selon le principe de la confiance; toutefois, vis-à-vis des tiers qui n'étaient pas parties au contrat constitutif de la servitude, ces principes d'interprétation sont limités par celui de la foi publique attachée au registre foncier (art. 973 CC) lequel comprend non seulement le grand livre, mais aussi les pièces justificatives, dans la mesure où elles précisent la portée de l'inscription. Ce dernier principe interdit de prendre en considération, dans la détermination de la volonté subjective, les circonstances et motifs personnels qui ont été déterminants dans la formation de la volonté des constituants; dans la mesure où ils ne résultent pas de l'acte constitutif, ils ne sont pas opposables au tiers qui s'est fondé de bonne foi sur le registre foncier et la pièce justificative qu'est le contrat constitutif de servitude (arrêt du TF du 08.12.2015 précité cons. 4.1.2 et les références citées).

Celui qui acquiert la propriété ou d'autres droits réels en se fondant de bonne foi sur une inscription du registre foncier est maintenu dans son acquisition (art. 973 CC). La bonne foi, qui doit exister au moment de l'acquisition, est présumée (art. 3 al. 1 CC), mais sa protection n'est toutefois pas absolue: alors même qu'il est en réalité de bonne foi, l'acquéreur ne peut pas invoquer la protection légale qui y est attachée s'il n'a pas fait preuve de l'attention que les circonstances permettaient d'exiger de lui. Lorsque l'acquéreur a ainsi connaissance de faits propres à faire douter de l'exactitude du registre foncier, il doit s'enquérir plus avant. La mesure de cette vigilance particulière constitue une question de droit, soumise au pouvoir d'appréciation du juge (arrêt du TF du 08.12.2015 précité cons. 4.1.3 et les références citées).

En l’espèce, l’inscription au registre foncier, intervenue le 30 juin 1942, indique ce qui suit :

«   Les propriétaires des articles [1111], [2222],  [3333] s’obligent à constituer sur leurs fonds une servitude réglant les rapports de voisinage entre ces articles, droits de jours, droit de passage, conditions de constructions, etc. (voir convention annexée) »

Il est constant qu’au vu du caractère sommaire de cette inscription, le recours à la consultation et à l’interprétation de l’acte constitutif était indispensable, ce que l’appelante ne conteste d’ailleurs pas.

Le contrat de constitution de servitudes, reçu devant Me F.________ le 30 juin 1942, mentionnait ainsi ce qui suit :

«   2.  Une servitude réciproque est également établie relativement à la petite terrasse située à l’est de l’article [2222] ; l’article [2222] est grevé d’un droit de passage au profit de l’article [1111] No 1 pour accéder à ladite terrasse en vue d’y faire des réparations. De même, l’article [1111] No 1 est grevé au profit de l’article [2222], No 2, d’un droit de passage sur ladite terrasse pour réparation au toit de la villa. Au surplus, cette terrasse subsistera sans transformation ».

En l’espèce, ni l’appelante ni l’intimée n’étaient partie à ce contrat, de sorte qu’il est impossible de déterminer la réelle et commune volonté des personnes l’ayant conclu en 1942. Il y a dès lors lieu de rechercher leur volonté objective, en déterminant le sens que, d’après les règles de la bonne foi, chacune d’elles pouvait et devait raisonnablement prêter aux déclarations de volonté de l’autre (interprétation selon le principe de la confiance). Plus concrètement, on doit se demander comment la dernière phrase « Au surplus cette terrasse subsistera sans transformation » devait être comprise, de bonne foi et à la lumière des deux servitudes qui précèdent.

Dans le cas qui nous occupe, on constate que les servitudes réciproques ont pour effet de restreindre fortement l’usage de la terrasse (située sur le fonds no  [1111], à l’est du fonds no  [2222]), puisque les propriétaires de chacun des deux fonds ne peuvent y accéder que pour faire des réparations (le propriétaire du fonds no  [2222] étant par ailleurs limité à des réparations au toit uniquement). Cela se comprend à mesure que le seul accès à ladite terrasse se fait par le fonds no [2222]. Le propriétaire dudit bien-fonds n’était sans doute pas enclin à accepter un usage élargi de la terrasse par son voisin, avec les nuisances qu’un droit de passage prévu à cet effet auraient engendrées. Le même propriétaire du fonds no [2222], au vu des restrictions d’usage de la terrasse admises par le propriétaire de celle-ci, soit le propriétaire du fonds no [1111], en a aussi accepté un usage restreint, ce d’autant plus que la terrasse litigieuse ne se situait pas sur son fonds. Il s’agit sous cet angle clairement de concessions réciproques, chaque propriétaire voyant l’accès de la terrasse – propriété de l’un et voisine de l’autre – que de la façon limitative convenue dans les servitudes réciproques. Au vu de ce qui précède, la phrase « Au surplus cette terrasse subsistera sans transformation » ne peut que se comprendre, de bonne foi, comme la volonté des cocontractants de maintenir la terrasse dans son état, ceci afin d’éviter qu’elle ne devienne attractive pour un usage qui irait au-delà d’un usage purement utilitaire, à des fins de réparation, de surcroît limitées pour un des fonds au seul toit. En d’autres termes, toute démarche visant à faire de la terrasse un lieu de passage plus large ou même d’agrément était exclu.

Si la servitude ne dit certes pas que le propriétaire du bien-fonds no [1111] avait renoncé à accéder à sa terrasse par un autre accès que celui du fonds de l’intimée, elle prohibe clairement un usage de la terrasse qui irait au-delà de ce qui a été convenu, auquel cas il n’aurait pas été indiqué que cette terrasse devait subsister sans transformation. Or l’appelante a créé cette porte-fenêtre dans le but de pouvoir utiliser sa terrasse comme bon lui semble (cf. notamment l’allégué no 17 in fine figurant dans sa réplique et demande reconventionnelle  : « La demanderesse devait d’ailleurs s’attendre à ce qu’un jour le propriétaire de la terrasse puisse y accéder et l’utiliser, car on ne peut pas empêcher un propriétaire de jouir de son bien »). La création de cette ouverture et de cet accès avaient pour but de permettre à l’appelante de faire un usage illimité de la terrasse litigieuse, but pourtant prohibé par la servitude. Facilitant cet usage, cet accès doit par conséquent être supprimé. Par surabondance, on relèvera que l’appelante devait savoir que ledit accès était contraire à la servitude, sans quoi on ne s’expliquerait pas pourquoi elle l’aurait créé sans permis de construire et en cachant les travaux à l’intimée au moyen d’une bâche.

On peut certes se demander si en vertu du principe de proportionnalité, la porte litigieuse n’aurait pas dû être maintenue, tout en faisant interdiction à l’appelante d’utiliser cet accès pour d’autres raisons que pour faire des réparations sur la terrasse. Cela aurait également permis de supprimer – hormis la précision que la terrasse subsiste sans transformation – la servitude grevant le fonds de l’intimée, source potentielle de conflit. Toutefois, en procédure civile, le litige est en mains des parties et aucune d’entre elles n’a pris de conclusions subsidiaires en ce sens, si bien qu’il n’y a pas lieu de se prononcer à ce titre. Quoiqu’il en soit, le maintien de cette porte-fenêtre ne se concilierait pas avec l’inscription des servitudes au registre foncier (cf. cons. 4 du présent arrêt), laquelle indique précisément que les propriétaires des articles nos [1111], [2222] et  [3333] les avaient constituées dans le but de régler également les « droits de jours » (sur cette notion : arrêt du TF du 25.11.2003 [1P.410/2003] cons. 2) entre ces articles. On doit ainsi en déduire, en l’espèce, l’absence de droit pour chacun des propriétaires à créer des ouvertures supplémentaires à celles existantes pour s’aménager de la lumière (du jour).

Au vu de ce qui précède, les chiffres 5 et 6 du dispositif du jugement attaqué doivent être confirmés. Que le tribunal civil ait, dans sa motivation, constaté les faits de manière légèrement inexacte quant à l’étendue de la servitude en faveur de l’appelante sur le fonds de l’intimée (nature des réparations possibles) est sans effet sur le dispositif de la décision attaquée. Tel est également le cas de la motivation subsidiaire du tribunal civil concernant l’usage qui a été fait de la servitude, à mesure que le contrat constitutif était suffisamment clair pour s’en passer. Le caractère clair dudit contrat avait du reste été évoqué par le tribunal civil. Finalement, on relèvera que dans leur courrier du 4 février 2008, les « propriétaires » de l’appelante enjoignaient eux-mêmes l’intimée à n’user de la servitude que dans le respect strict des servitudes inscrites au registre foncier, preuve que ces propriétaires comprenaient eux-mêmes l’acte constitutif comme retenu par la Cour de céans. L’annonce, neuf jours après ce courrier, de la vente de la société immobilière ne modifie pas cette appréciation. À ce titre, le courrier du 13 mars 2008 vient encore accréditer la thèse d’une terrasse non utilisée autrement que pour des réparations et non utilisable sans transformation que l’acte constitutif des servitudes exclut justement. Le grief de l’appelante doit ainsi être rejeté.

5.                                L’appelante relève également que les servitudes doivent être interprétées de manière restrictive en ménageant le fonds servant. Il ne pouvait donc être retenu que l’appelante aurait, d’une part, totalement renoncé à accéder à sa terrasse par un autre accès que par le biais du fonds de l’appelé et, d’autre part, également renoncé entièrement à son usage.

Nous avons vu ci-avant que la phrase « Au surplus cette terrasse subsistera sans transformation » entérinait la volonté des parties de laisser cette terrasse en l’état, ceci afin d’éviter qu’elle ne soit utilisée pour autre chose que ce que les servitudes autorisaient. Il ressort ainsi de manière claire de l’analyse que les cocontractants de l’époque n’avaient pas pour objectif – bien au contraire – que cette terrasse devienne une terrasse d’agrément. Comme vu ci-avant, toute personne de bonne foi aurait interprété la servitude comme une restriction d’usage de la terrasse litigieuse à un strict but utilitaire, pour chacune des parties. Dans ces conditions, la création d’une porte-fenêtre pour un usage illimité de la terrasse viole la servitude, même si l’on s’en tient à une interprétation dite restrictive. Le grief de l’appelante doit dès lors être rejeté.

6.                                L’appelante soutient encore que la quasi-disparition de l’intérêt de la servitude d’accès à la terrasse par l’immeuble de l’intimée n’apporte pas d’argument en faveur de cette dernière. En effet, l’ouverture litigieuse en façade ouest de l’appelante n’existait pas avant 2013, si bien que la servitude avait été utile durant 70 ans.

Cela étant, à mesure que le maintien de la porte-fenêtre n’est pas conforme à la servitude (cf. supra cons. 4), le grief de l’appelante est sans pertinence.

7.                                Dans un dernier moyen, l’appelante relève que les objets entreposés devant la porte-fenêtre de l’immeuble [aaa] n°3, qui donne sur la terrasse, avaient pour seul but de contrôler si l’intimée était sortie à plusieurs reprises sur la terrasse, par l’observation de la position des briques. L’appelante avait ainsi toujours admis et respecté la servitude de passage de sa voisine sur sa terrasse. Les conclusions nos 1 et 2 de la demande auraient ainsi dû être rejetées car infondées et sans objet.

Le chiffre 3 du dispositif du jugement attaqué ne fait que constater que l’intimée dispose d’un droit de passage sur la terrasse litigieuse pour des réparations au toit de la villa et que la Y.________ n’est pas en droit d’empêcher cet accès. Si l’appelante estime avoir depuis toujours respecté cette servitude – ce qui est en réalité inexact, son administrateur unique ayant été condamné pour contrainte pour avoir précisément empêché son exercice pendant plus de 5 ans – ce pur constat et la conséquence qui en découle ne lui sont aucunement préjudiciables. Par ailleurs, l’explication quant à la pose des briques n’est pas crédible. Même à supposer que l’appelante avait un intérêt digne de protection à contrôler le nombre de passages effectué par l’intimée sur la terrasse, ce dispositif ne permettait pas de les compter, puisqu’une fois les briques déplacées, l’intimée pouvait entrer et sortir à sa guise sans que l’appelante ne puisse plus s’en apercevoir. Par ailleurs, la pose d’une seule brique et non d’une pile aurait, par hypothèse, suffi pour ce faire. Enfin, la conclusion no 2 a effectivement été déclarée irrecevable par le tribunal civil, de sorte que la critique de l’appelante sur ce point est sans objet. Son grief doit en conséquence être rejeté.

8.                                Vu l’ensemble de ce qui précède, l’appel doit être rejeté et le jugement attaqué être confirmé. Les frais de la procédure d’appel doivent être mis à la charge de l’appelante, qui sera en outre condamné à verser à l’intimée une indemnité de dépens (art. 95 al. 1 cum 106 al. 1 CPC ; art. 12 et 61 à 66 de la loi fixant le tarif des frais, des émoluments de chancellerie et des dépens en matière civile, pénale et administrative [LTFrais, RSN 164.1]).

 Par ces motifs,
LA COUR D'APPEL CIVILE

1.    Rejette l’appel et confirme le jugement attaqué.

2.    Met à la charge de l’appelante, les frais de la procédure d’appel, arrêtés à 4'000 francs et couverts par l’avance de frais déjà versée.

3.    Condamne l’appelante à verser à l’intimée une indemnité de dépens de 3'600 francs.

Neuchâtel, le 27 mai 2020

 

 

Art. 738 CC
En vertu de l’inscription
 

1 L’inscription fait règle, en tant qu’elle désigne clairement les droits et les obligations dérivant de la servitude.

2 L’étendue de celle-ci peut être précisée, dans les limites de l’inscription, soit par son origine, soit par la manière dont la servitude a été exercée pendant longtemps, paisiblement et de bonne foi.

Art. 942 CC
Organisation
Le registre foncier
En général
 

1 Le registre foncier donne l’état des droits sur les immeubles.

2 Il comprend le grand livre, les documents complémentaires (plan, rôle, pièces justificatives, état descriptif) et le journal.

3 Le registre foncier peut être tenu sur papier ou au moyen de l’informatique.1

4 En cas de tenue informatisée du registre foncier, les données inscrites produisent des effets juridiques si elles sont correctement enregistrées dans le système et si les appareils de l’office du registre foncier en permettent la lecture sous forme de chiffres et de lettres par des procédés techniques ou sous forme de plans.2


1 Introduit par l’annexe ch. 1 de la LF du 19 déc. 2003 sur la signature électronique, en vigueur depuis le 1er janv. 2005 (RO 2004 5085; FF 2001 5423).
2 Introduit par l’annexe ch. 1 de la LF du 19 déc. 2003 sur la signature électronique, en vigueur depuis le 1er janv. 2005 (RO 2004 5085; FF 2001 5423).

Art. 971 CC
Effets
Effets du défaut d’inscription
 

1 Tout droit dont la constitution est légalement subordonnée à une inscription au registre foncier, n’existe comme droit réel que si cette inscription a eu lieu.

2 L’étendue d’un droit peut être précisée, dans les limites de l’inscription, par les pièces justificatives ou de toute autre manière.

Art. 973 CC
À l’égard des tiers de bonne foi
 

1 Celui qui acquiert la propriété ou d’autres droits réels en se fondant de bonne foi sur une inscription du registre foncier, est maintenu dans son acquisition.

2 Cette disposition ne s’applique pas aux limites des immeubles compris dans les territoires en mouvement permanent désignés comme tels par les cantons.1


1 Introduit par le ch. I de la LF du 4 oct. 1991, en vigueur depuis le 1er janv. 1994 (RO 1993 1404; FF 1988 III 889).

Art. 18 CO
Interprétation des contrats; simulation
 

1 Pour apprécier la forme et les clauses d’un contrat, il y a lieu de rechercher la réelle et commune intention des parties, sans s’arrêter aux expressions ou dénominations inexactes dont elles ont pu se servir, soit par erreur, soit pour déguiser la nature véritable de la convention.

2 Le débiteur ne peut opposer l’exception de simulation au tiers qui est devenu créancier sur la foi d’une reconnaissance écrite de la dette.

Art. 229 CPC
Faits et moyens de preuve nouveaux
 

1 Les faits et moyens de preuve nouveaux ne sont admis aux débats principaux que s’ils sont invoqués sans retard et qu’ils remplissent l’une des conditions suivantes:

a.1 ils sont postérieurs à l’échange d’écritures ou à la dernière audience d’instruction (novas proprement dits);

b. ils existaient avant la clôture de l’échange d’écritures ou la dernière audience d’instruction mais ne pouvaient être invoqués antérieurement bien que la partie qui s’en prévaut ait fait preuve de la diligence requise (novas improprement dits).

2 S’il n’y a pas eu de second échange d’écritures ni de débats d’instruction, les faits et moyens de preuves nouveaux sont admis à l’ouverture des débats principaux.

3 Lorsqu’il doit établir les faits d’office, le tribunal admet des faits et moyens de preuve nouveaux jusqu’aux délibérations.


1 Nouvelle teneur selon le ch. II de la LF du 25 sept. 2015 (Représentation professionnelle dans une procédure d’exécution forcée), en vigueur depuis le 1er janv. 2018 (RO 2016 3643; FF 2014 8505).

Art. 232 CPC
Plaidoiries finales
 

1 Au terme de l’administration des preuves, les parties peuvent se prononcer sur les résultats de l’administration des preuves et sur la cause. Le demandeur plaide en premier. Le tribunal donne l’occasion aux parties de plaider une seconde fois.

2 Les parties peuvent renoncer d’un commun accord aux plaidoiries orales et requérir le dépôt de plaidoiries écrites. Le tribunal leur fixe un délai à cet effet.

Art. 317 CPC
Faits et moyens de preuve nouveaux; modification de la demande
 

1 Les faits et moyens de preuve nouveaux ne sont pris en compte qu’aux conditions suivantes:

a. ils sont invoqués ou produits sans retard;

b. ils ne pouvaient être invoqués ou produits devant la première instance bien que la partie qui s’en prévaut ait fait preuve de la diligence requise.

2 La demande ne peut être modifiée que si:

a. les conditions fixées à l’art. 227, al. 1, sont remplies;

b. la modification repose sur des faits ou des moyens de preuve nouveaux.