Arrêt du Tribunal Fédéral

Arrêt du 19.05.2020 [1B_606/2019]

 

 

 

 

 

A.                            Par décision du 12 mars 2019, une instruction pénale a été ouverte – puis étendue à de nouveaux complexes de faits les 9 mai, 14 mai et 30 juillet 2019 contre X.________ et son co-prévenu Y.________, des chefs de diverses infractions contre le patrimoine. Selon la décision d’extension la plus récente, les intéressés auraient agi en commun à vingt-cinq reprises, entre juin 2016 et mai 2019, étant encore précisé que Y.________ aurait agi sur instigation de X.________ (la décision d’extension précitée mentionnant systématiquement que Y.________ aurait agi « de concert avec X.________, à sa demande, voire sous son influence »), respectivement qu’on reproche à celle-ci d’avoir instigué son co-prévenu à agir et/ou participé elle-même. Pour être complet, on mentionnera que X.________ est également prévenue d’une escroquerie qu’elle aurait commise seule ainsi que d’une obtention frauduleuse d’une constatation fausse au sens de l’article 253 CP, alors que Y.________ est prévenu d’une infraction en matière de circulation routière au sens de l’article 90 al. 2 LCR commise dans le canton de Genève avec reprise du for par les autorités neuchâteloises.

B.                            a) Les prévenus ont été arrêtés le 8 mai 2019 à 07h50, alors qu’ils se trouvaient au domicile de X.________, (…) à Z.________, en compagnie de la fille de cette dernière, puis, après audition d’abord par le Ministère public puis par la police, leur détention provisoire a été ordonnée par le Tribunal des mesures de contrainte des Montagnes et du Val-de-Ruz (TMC) jusqu’au 8 août 2019, selon ordonnances du 10 mai 2019. Ces décisions retenaient dans les deux cas, outre des forts soupçons de culpabilité (sur la base d’aveux s’agissant de Y.________ ; s’agissant de X.________, en dépit de déclarations de Y.________ indiquant que celle-ci n’avait rien à voir avec les faits qui lui étaient reprochés, sur la base de divers éléments du dossier, en particulier des déclarations du plaignant V.________, père du prénommé), un risque de collusion, ainsi qu’un risque de réitération chez X.________ à mesure que cette dernière avait déjà été condamnée en décembre 2018 pour des infractions similaires à celles qui lui étaient désormais reprochées.

                        b) La détention provisoire de Y.________ a été prolongée jusqu’au 8 septembre 2019 par ordonnance du TMC du 2 août 2019. Le TMC a retenu que le risque de collusion perdurait. À cet égard, il a relevé que le prévenu, après avoir dans un premier temps indiqué à la police être le seul responsable des faits instruits dans la procédure, avait déclaré avoir été manipulé par X.________ ; qu’il ressortait de l’expertise psychiatrique du prévenu (ordonnée le 27 mai 2019 et déposée par le Dr A.________ le 12 juillet 2019) que « son fonctionnement par rapport à X.________ [pouvait] être mis en parallèle avec celui d’une secte, que le prévenu était porté par une valeur supérieure, à savoir réparer les torts dont son amie avait été victime dans sa vie, dans l’espoir de devenir comme dans un conte le chevalier qui pourrait la sauver de son destin et qu’elle pourrait aimer éternellement, que si aujourd’hui le prévenu [disait] avoir été manipulé par X.________, sa manière de fonctionner ne [pouvait] être changée instantanément et [paraissait] profondément ancrée en lui, que l’expert [relevait] d’ailleurs que le prévenu devrait faire un travail sur le mode de relation qu’il entretient avec ses pairs, notamment avec les femmes, que le fonctionnement du prévenu par rapport à X.________ [rendait] tout à fait possible une potentielle intervention de sa part auprès des différentes personnes qui [devaient] être entendues afin de chercher à convenir de positions favorables à cette dernière ou aux deux prévenus ». La mise en liberté immédiate de Y.________ a ensuite été ordonnée par le Ministère public le 4 septembre 2019, après audition de l’intéressé, qui dans ce cadre a confirmé qu’il réalisait avoir commis les délits qui lui étaient reprochés « sous influence », respectivement qu’il se trouvait dans une phase de dépression au moment de les commettre et que X.________ avait « profité » de lui dans cette phase.

                        c) La détention provisoire de X.________ (dont l’expertise psychiatrique avait également été ordonnée le 27 mai 2019 et confiée au Dr B.________) a été prolongée jusqu’au 8 novembre 2019 par ordonnance du TMC du 2 août 2019, ce dernier retenant l’existence d’un risque tant de collusion que de récidive. S’agissant du premier, le TMC relevait que « malgré les aveux partiels qu’elle [avait] récemment consentis, les versions exposées par X.________ et Y.________ [étaient] loin de coïncider. Une remise en liberté prématurée leur [donnerait] donc l’occasion de se concerter sur une ligne de défense commune leur étant artificiellement favorable, voire même consentirait à la prévenue, compte tenu de l’emprise qu’elle [semblait] avoir sur son compagnon, d’influencer celui-ci pour qu’il assume l’essentiel de la responsabilité des infractions à l’origine de cette affaire ». Le TMC ajoutait que l’organisation d’une confrontation entre les deux prévenus permettrait certes d’apurer les contradictions et de mieux cerner les rôles respectifs des deux protagonistes, mais que l’ampleur du dossier et le nombre de cas à traiter avait pour conséquence qu’une audition commune ne pourrait être convoquée à bref délai et devrait probablement être répartie sur plusieurs audiences. De plus, l’audition d’un certain nombre de personnes, que les enquêteurs proposaient au Ministère public, risquait d’être faussée, la prévenue, dans l’hypothèse où elle aurait été libérée, se voyant donner « l’occasion de se mettre en contact avec les personnes à entendre pour tenter d’influencer leur déposition, exercice dans lequel elle pourrait exceller compte tenu du pouvoir de persuasion dont elle semble avoir fait preuve en diverses occasions pour tromper ou manipuler ses interlocuteurs ».

C.                            X.________ a dans un premier temps été défendue par Me C.________, désignée en qualité d’avocate d’office à compter du 8 mai 2019, avant que ce mandat ne soit révoqué et sa défense assumée par Me D.________, en qualité d’avocat de choix, à compter du 30 juillet 2019. Par lettre du même jour au Ministère public, ledit mandataire, relevant qu’hormis une audience d’arrestation, le Ministère public avait délégué à la police l’instruction de la procédure et que sa mandante n’avait jamais été conviée à prendre part à une quelconque audition menée par la police, en particulier celles concernant son co-prévenu Y.________, s’est prévalu d’une violation de l’article 147 al. 1 CPP, dont il déduisait l’inexploitabilité des preuves ainsi administrées, tout en réservant le droit de X.________ d’en solliciter la répétition conformément à l’article 147 al. 3 CPP. Il requérait, par principe, que la prévenue soit présente à l’administration de toutes les preuves, par devant le Ministère public respectivement la police, avec la faculté de pouvoir renoncer au cas par cas à sa participation (s’agissant des auditions menées par la police).

D.                            Le 31 juillet 2019, la procureure en charge du dossier a répondu au défenseur de la prévenue que cette dernière avait effectivement le droit d’assister désormais aux auditions prévues dans le dossier, mais que cela compliquerait la marche de la procédure et pourrait par conséquent la prolonger avec, pour la prévenue, l’inconvénient de la prolongation corrélative de sa détention provisoire. Concernant les auditions ayant déjà eu lieu, elle relevait que la prévenue en avait été informée par sa mandataire et n’avait émis aucun souhait d’y participer, de telle sorte qu’il n’y avait pas lieu de les refaire aujourd’hui, sous réserve d’une reprise ponctuelle à préciser par la prévenue et à décider par le Ministère public. Compte tenu que des auditions par la police étaient prévues la semaine suivante, la procureure informait le mandataire qu’elle en demanderait le renvoi à une date ultérieure si l’intéressée souhaitait y participer. Par lettre du 2 août 2019, Me D.________ a pris acte de la lettre précitée de la procureure et l’a informée que sa mandante souhaitait être présente aux auditions des 13 et 20 août 2019.

E.                            Le 13 août 2019 dès 09h20 dans les locaux de la police à La Chaux-de-Fonds s’est tenue l’audition de Y.________, en présence de Me E.________, son défenseur, de Me F.________, mandataire de X.________, et de Me G.________, mandataire du plaignant V.________. Il résulte du procès-verbal d’audition que le défenseur de Y.________, en substance suivi par le mandataire de V.________, s’est opposé ce que cette audition ait lieu en présence de X.________ en tant qu’elle portait sur des faits au sujet desquels les prévenus n’avaient pas encore été entendus séparément, en raison d’une « collision d’intérêt » et de la dépendance de Y.________ à X.________, telle qu’elle ressortait de l’expertise psychiatrique du premier nommé. Ce procès-verbal mentionnait également que le procureur H.________ (ndr : pas en charge du dossier) avait décidé peu avant l’audience que celle-ci pouvait avoir lieu en présence de X.________ et qu’une décision écrite serait rendue à ce sujet après l’audition. Y.________ a pour sa part indiqué qu’il ne pouvait pas répondre aux questions des enquêteurs en présence de sa co-prévenue. Par lettre du 13 août 2019, aussi bien le défenseur de Y.________ que le mandataire de V.________ ont confirmé leur opposition au fait que X.________ puisse assister personnellement aux auditions de Y.________, en se référant aux événements survenus lors de l’audition du matin.

F.                            Par lettre aux parties du 14 août 2019, valant décision, le Ministère public a refusé à X.________ l’autorisation de participer personnellement aux futures auditions de Y.________, et notamment à celle prévue le 20 août 2019, en se fondant sur les articles 108 al. 1 let. a et 146 al. 4 let. a CPP. Était en revanche conservé son droit de participer aux autres auditions, de telle sorte que la restriction du droit d’être entendu de l’intéressée était limitée à des actes de procédure déterminés, conformément à l’article 108 al. 3 CPP. Le Ministère public a encore précisé que, dans tous les cas, le droit d’être entendu de X.________ serait assuré lors des auditions de Y.________ par la présence de son mandataire et que l’utilité d’une éventuelle confrontation future entre les prévenus, par-devant le Ministère public, serait examinée par la suite, en fonction du déroulement de l’enquête.

G.                           Le 15 août 2019, X.________ a écrit au Ministère public pour lui faire part de ses doléances relatives au processus ayant conduit à la décision du 14 août 2019, en indiquant en substance que son droit d’être entendu avait été violé.

H.                            Le 26 août 2019, X.________ recourt contre la décision du Ministère public du 14 août 2019, concluant au constat préalable que son droit d’être entendu a été violé puis, principalement, à l’annulation de la décision querellée et à ce qu’elle-même soit autorisée à participer sans restriction aux auditions de son co-prévenu Y.________, subsidiairement à l’annulation partielle de la décision querellée en tant qu’elle lui dénie le droit de participer aux auditions de son co-prévenu Y.________ et au renvoi de l’affaire au Ministère public pour nouvelle décision au sens des considérants, sous suite de frais et d’indemnité à la charge de l’Etat de Neuchâtel.

                        La recourante se plaint tout d’abord d’une violation, à double titre, de son droit d’être entendu, premièrement par le fait que le Ministère public n’a pas pris, avant de rendre sa décision, le soin de lui transmettre les déterminations écrites de Me E.________ du 13 août 2019, alors pourtant que la décision attaquée s’y réfère, deuxièmement par le fait de ne l’avoir à aucun moment interpellée sur le fait qu’il s’apprêtait à rendre une nouvelle décision à son détriment et « aux antipodes » de celle rendue le 31 juillet 2019. Cette violation de son droit ne peut dans le cas d’espèce pas être guérie devant l’Autorité de recours. La recourante se plaint ensuite d’une violation de l’article 147 al. 1 CPP et conteste que le refus du Ministère public de l’autoriser à assister aux auditions du co-prévenu Y.________ puisse se fonder sur les articles 108 al. 1 let. a, 146 al. 4 let. a CPP et 101 al. 1 CPP par analogie. Elle reproche également au Ministère public d’avoir adopté une attitude contradictoire, en retenant dans sa décision du 14 août 2019 un lien de dépendance de Y.________ à son égard, qui résulterait du rapport d’expertise psychiatrique de ce dernier, alors même qu’il avait déjà connaissance de ce rapport, qui lui était parvenu le 15 juillet 2019, au moment de rendre sa première décision du 31 juillet 2019. Elle conteste par ailleurs en bonne partie l’existence d’un tel lien de dépendance. Enfin, la restriction imposée par le Ministère public est disproportionnée, à mesure qu’on pourrait lui permettre de participer à l’administration des preuves en évitant une confrontation visuelle entre elle-même et Y.________ (p. ex. pose d’un paravent dans la salle d’audition, voire possibilité pour elle de suivre l’audition sans être présente dans le même espace que son co-prévenu [visioconférence]).

I.                              Le 3 septembre 2019, le défenseur de Y.________ a déposé des observations écrites, aux termes desquelles il conclut au rejet du recours. Pour l’essentiel, il fait valoir que, s’il avait bien été informé par la police le 7 août 2019 de la requête de la recourante de pouvoir assister aux auditions de Y.________, il avait évoqué le lien de dépendance du second envers la première et mentionné que la recourante ne pourrait participer à ces auditions que dans la mesure où celles-ci traitaient de faits sur lesquels les prévenus avaient déjà été interrogés, ce qu’on lui avait confirmé. Cependant, le matin même de l’audition, il avait appris que son client serait également interrogé sur des faits nouveaux, notamment sur ses relations avec son père, ce qui avait motivé une opposition immédiate de sa part. Le déroulement de l’audience du 13 août 2019 avait établi que Y.________ se trouvait dans l’incapacité totale (physique et psychique) de répondre aux questions des enquêteurs en présence de X.________. Finalement, ni la requête du nouveau défenseur de la recourante du 30 juillet 2019, ni la décision du Ministère public du 31 juillet 2019 ne lui avaient été notifiées.

J.                             Aux termes de ses observations du 3 septembre 2019, le Ministère public conclut au rejet du recours et à la confirmation de la décision attaquée, frais à la charge de la recourante. Relativement à la prétendue violation du droit d’être entendu de la recourante, le Ministère public relève que les déterminations écrites du défenseur de Y.________ datées du 13 août 2019 n’étaient qu’un élément parmi d’autres ayant conduit à la décision du 14 août 2019, le principal étant l’attitude de l’intéressé lors de son audition du 13 août 2019. En outre rien n’oblige le Ministère public à informer les parties de chacune des décisions qu’il s’apprête à rendre, dans une optique de célérité de la procédure et dans la mesure où les parties disposent d’un droit de recours contre celles-ci. Sur le fond, l’autorité intimée confirme les motifs de sa décision et relève qu’un risque de collusion concret existait toujours lorsque celle-ci a été rendue, malgré l’avancement du dossier, dans la mesure où les co-prévenus devaient encore être entendus sur des faits les concernant n’ayant pas encore été abordés à ce stade de la procédure ; que par ailleurs la seule présence de la recourante avait suffi à influencer et à tétaniser le comparant au point qu’il ne puisse faire aucune déclaration, de telle sorte que la mise en péril des intérêts de la procédure était concrète dans le cas d’espèce. La dépendance de Y.________ à l’égard de la recourante, telle que constatée par l’expert, n’était, en l’état, pas douteuse. Enfin, s’agissant du principe de proportionnalité, il a été pleinement respecté par le fait que tout a été tenté afin de garantir au mieux l’exercice par la recourante de son droit de participer à l’administration des preuves (par la décision du 31 juillet 2019, confirmée oralement par le procureur de permanence le 13 août 2019) avant de prononcer la restriction contestée par la recourante.

K.                            La recourante a déposé des observations le 16 septembre 2019, aux termes desquelles elle persiste dans les conclusions de son recours. En bref, elle soutient que les déterminations de Me E.________ du 13 août 2019 constituent, de l’aveu du Ministère public, un élément ayant fondé la décision querellée et qu’il n’appartient quoi qu’il en soit pas à l’autorité intimée de décider quelle pièce il transmet ou pas aux parties. Sur le fond, elle soutient que le risque de collusion invoqué par le Ministère public ne saurait être retenu dans la mesure où les parties ont déjà été entendues à plusieurs reprises et disposent d’un droit d’accès complet et inconditionnel à l’intégralité de la procédure ; que la simple qualité de coaccusé est insuffisante à fonder une collusion, voire une collision d’intérêts, de telle sorte qu’à ce stade une restriction du droit de participation s’inspirant de l’article 101 al. 1 CPP n’apparaît guère concevable. Aucun comportement abusif ne saurait par ailleurs être reproché à la recourante et le Ministère public ne développe aucun argumentaire pertinent à ce propos. La recourante conteste la lecture faite par l’autorité intimée de l’ATF 139 IV 25 et considère dans tous les cas que la participation de son défenseur aux auditions du prévenu n’a aucun effet guérisseur à l’égard de la violation de son droit de participation propre.

L.                            Postérieurement au dépôt du recours, le rapport d’expertise psychiatrique concernant la recourante, établi le 30 septembre 2019 par le Dr B.________, a été adressé par l’expert au Ministère public le 2 octobre 2019. Le Ministère public en a transmis une copie à l’autorité de céans. Il résulte par ailleurs des informations prises par le greffe de l’ARMP auprès du Ministère public (cf. courriel de confirmation du greffe du Ministère public du 4 novembre 2019, avec pièce jointe), que ledit rapport a été transmis aux parties, avec faculté de présenter des observations, ce qu’a fait la recourante le 31 octobre 2019 (en adressant diverses critiques à ce rapport et en sollicitant de l’autorité d’instruction qu’elle organise une confrontation entre les experts), alors que la défense de Y.________ a obtenu une prolongation de délai au 15 novembre 2019 pour présenter d’éventuelles observations. Les parties ont été informées de ce qui précède par lettre du 11 novembre 2019.

M.                           La recourante a sollicité et obtenu un délai de cinq jours, brièvement prolongé jusqu’au 19 novembre 2019, afin de pouvoir formuler des observations sur ces pièces nouvelles, en particulier sur l’expertise établie par le Dr B.________. Au terme de celles-ci, déposées le 18 novembre 2019, elle conteste en substance que Y.________ puisse se trouver par rapport à elle dans un lien de dépendance ; l’expertise du Dr B.________, qui n’avait pas rencontré l’intéressé, ne contenait aucune constatation clinique qui viendrait accréditer la thèse d’un tel rapport de dépendance ou d’influence ; la décision attaquée se fondait ainsi sur une hypothèse non-vérifiée, dont on ne pouvait se contenter.

C O N S I D E R A N T

1.                            Déposé dans les formes et le délai prescrits par la loi, le recours est recevable (art. 396 al. 1 CPP).

2.                            a) Compris comme l'un des aspects de la notion générale de procès équitable au sens de l'article 29 Cst., le droit d'être entendu garantit notamment au justiciable le droit de s'expliquer avant qu'une décision ne soit prise à son détriment, d'avoir accès au dossier, de prendre connaissance de toute argumentation présentée au tribunal et de se déterminer à son propos, dans la mesure où il l'estime nécessaire, que celle-ci contienne ou non de nouveaux éléments de fait ou de droit, et qu'elle soit ou non concrètement susceptible d'influer sur le jugement à rendre. Il appartient en effet aux parties, et non au juge, de décider si une prise de position ou une pièce nouvellement versée au dossier appelle des observations de leur part. Toute prise de position ou pièce nouvelle versée au dossier doit dès lors être communiquée aux parties pour leur permettre de décider si elles veulent ou non faire usage de leur faculté de se déterminer. Le droit de répliquer vise le droit conféré à la partie de se déterminer sur " toute prise de position " versée au dossier, quelle que soit sa dénomination procédurale (réponse, réplique, prise de position, etc.). Même si le juge renonce à ordonner un nouvel échange d'écritures, il doit néanmoins transmettre cette prise de position aux autres parties. Le droit de répliquer n'impose pas à l'autorité judiciaire de fixer un délai à la partie pour déposer d'éventuelles observations, mais uniquement de lui laisser un laps de temps suffisant entre la remise des documents et le prononcé de sa décision pour qu'elle ait la possibilité de déposer des observations si elle l'estime nécessaire (arrêt du TF du 26.02.2018 [6B_323/2017] cons. 2.1).

                        Le droit d'être entendu est une garantie constitutionnelle de caractère formel, dont la violation doit entraîner l'annulation de la décision attaquée, indépendamment des chances de succès du recourant sur le fond. Selon la jurisprudence, sa violation peut cependant être réparée lorsque la partie lésée a la possibilité de s'exprimer devant une autorité de recours jouissant d'un plein pouvoir d'examen. Toutefois, une telle réparation doit rester l'exception et n'est admissible, en principe, que dans l'hypothèse d'une atteinte qui n'est pas particulièrement grave aux droits procéduraux de la partie lésée. Cela étant, une réparation de la violation du droit d'être entendu peut également se justifier, même en présence d'un vice grave, lorsque le renvoi constituerait une vaine formalité et aboutirait à un allongement inutile de la procédure, ce qui serait incompatible avec l'intérêt de la partie concernée à ce que sa cause soit tranchée dans un délai raisonnable (arrêt du TF précité, cons. 2.1 également).

                        b) Dans le cas d’espèce, on peut donner acte à la recourante que le Ministère public aurait dû lui transmettre, afin qu’elle puisse en prendre connaissance et, cas échéant, se déterminer à son sujet, la lettre du défenseur de Y.________ du 13 août 2019, avant de rendre la décision dont est recours (tout comme, sur le principe, celle du mandataire de V.________ du 13 août 2019, étant toutefois précisé que cet écrit est parvenu au Ministère public, parquet régional de La Chaux-de-Fonds le 15 août uniquement, soit postérieurement à la décision du Ministère public, de telle sorte que l’autorité intimée n’a pas pu en tenir compte dans la décision attaquée). Dans cette mesure, le droit d’être entendu de la recourante, au sens où il vient d’être décrit, a fait l’objet d’une violation.

                        Cela ne signifie pas encore que cette décision doive être annulée. En effet, il convient de rappeler que l’autorité de recours examine librement l’objet du litige, en fait, en droit et en opportunité (cf. art. 393 al. 2 CPP) et que la recourante a pu se déterminer devant elle au sujet de la lettre du 13 août 2019, de sorte que la violation commise par le Ministère public peut être réparée dans le cadre de la présente procédure de recours. De plus, l’annulation de la décision avec renvoi à l’autorité intimée reviendrait à un détour procédural inutile, tant il est vrai que celle-ci rendrait probablement la même décision au vu de l’état de Y.________ le 13 août 2019.

                        c) La recourante fait fausse route lorsqu’elle soutient que le Ministère public aurait dû l’avertir qu’il envisageait de modifier la décision rendue le 31 juillet 2019 avant de rendre une nouvelle décision. La loi n’impose en effet nullement une telle obligation dans un cas comme le cas d’espèce. Par ailleurs, au vu du déroulement de l’audience, on doit retenir qu’il apparaissait vraisemblable qu’une décision du type de la décision attaquée soit rendue, tant il est vrai qu’on ne pouvait pas imaginer répéter une seconde fois l’expérience du 13 août 2019 à la date prévue pour l’audience suivante, soit le 20 août 2019. Enfin, toute partie qui contesterait une telle décision dispose, à défaut du droit d’en être avertie à l’avance, du droit de la contester par les voies de recours.

                        d) Compte tenu de ce qui précède, le recours doit être rejeté en tant qu’il conclut à l’annulation de la décision attaquée, celle-ci consacrant une violation du droit d’être entendu réparable.

3.                            La recourante se plaint en outre d’une violation de l’article 147 al. 1 CPP, disposition prévoyant que les parties ont le droit de participer à l’administration des preuves par le ministère public et les tribunaux et de poser des questions aux comparants.

                        a) Il découle du droit d’être entendu que les parties ont le droit de participer à l’administration des preuves (art. 107 al. 1 let. b CPP en lien avec l’art. 147 al. 1 CPP). Les autorités pénales ne peuvent restreindre le droit d’être entendu que lorsqu’il y a de bonnes raisons de soupçonner qu’une partie abuse de ses droits (art. 108 al. 1 let. a CPP), ou lorsque cela est nécessaire pour assurer la sécurité de personnes ou pour protéger des intérêts publics ou privés au maintien du secret (art. 108 al. 1 let. b CPP). Le conseil juridique d’une partie ne peut faire l’objet de restrictions que du fait de son comportement (art. 108 al. 2 CPP). Les restrictions admissibles sont limitées temporairement ou à des actes de procédure déterminés (art. 108 al. 3 CPP). Une exclusion temporaire d’une personne des auditions lors des débats est en outre admissible lorsqu’il y a collision d’intérêts ou si cette personne doit encore être entendue dans la procédure comme informateur (témoin, personne appelée à donner des renseignements ou expert) (art. 146 al. 4 let. a et b CPP). Enfin, lorsque des participants à la procédure (ou leurs proches) apparaissent gravement menacés, l’audition du participant peut être ordonnée (comme mesure de protection procédurale) en l’absence des parties (art. 149 al. 2 let. b CPP). Ces possibilités de restreindre le droit d’être entendu valent en principe pour toute l’instruction pénale. Elles s’appliquent également lorsque la police procède aux auditions sur délégation du Ministère public (cf. art. 312 al. 2 et 306 al. 3 CPP).

                        b) Dans un arrêt publié au recueil officiel 139 IV 25 (l’affaire concernait une personne prévenue de vol en compagnie de deux autres co-prévenus ; le ministère public avait rejeté les requêtes du prévenu tendant à pouvoir participer aux auditions de ses deux co-prévenus, décision ensuite annulée par l’autorité cantonale de recours, ce qui avait conduit le ministère public à recourir au Tribunal fédéral), le Tribunal fédéral a rappelé que le droit des personnes accusées de participer à l’administration des preuves valait en principe aussi pour l’audition des coaccusés (cons. 5.1 à 5.3). Il a également examiné quels étaient les conflits possibles de ce droit avec l’objectif de recherche de la vérité, propre à la procédure pénale (au sens des art. 139 al. 1 CPP en lien avec l’art. 6 al. 1 CPP) et celui d’égalité entre les différents prévenus (cf. art. 3 al. 2 let. c CPP) (cons. 5.4 et 5.5), en abordant la problématique de l’admission d’accusés n’ayant pas encore été entendus aux auditions de coaccusés, respectivement du droit de l’accusé ayant déjà été entendu et de son défenseur de participer aux auditions de coaccusés. Dans le cas qui lui était soumis, le Tribunal fédéral a confirmé la solution adoptée par l’autorité cantonale de recours, en considérant qu’il n’y avait pas matière à exception au principe de l’administration des preuves en présence des parties (cons. 5.5.5 – 5.5.11).

                        c) Dans le cas d’espèce, il convient de relever que, même si les co-prévenus avaient, avant l’audition du 13 août 2019 décrite ci-dessus (Faits let. E), déjà été entendus une fois chacun par le Ministère public et plusieurs autres fois par la police (les 8 et 27 mai ainsi que 1er juillet 2019 pour Y.________, les 8 et 28 mai ainsi que 3 juillet 2019 pour X.________), cela en présence de leurs mandataires respectifs (à l’exception de l’audition de X.________ du 8 mai 2019 où seule sa mandataire était présente), les faits sur lesquels Y.________ devait être entendu le 13 août 2019, et X.________ ensuite, qui concernaient les rôles respectifs des prévenus dans l’escroquerie commise au préjudice de V.________, n’avaient en revanche jamais fait l’objet d’une audition à ce stade de la procédure (cf. décision attaquée p. 2). Il s’agissait ainsi d’une première audition concernant ces faits. En outre, il faut rappeler que si le droit de participation de la recourante aux auditions de Y.________ a été garanti dans un premier temps par décision du Ministère public du 31 juillet 2019, avant d’être confirmé oralement le matin même de l’audition du 13 août 2019, cette confirmation est manifestement intervenue alors que le défenseur de Y.________ s’était déjà opposé à la participation personnelle de la recourante à l’audience. Or, dans la mesure où l’intéressé s’est déclaré dans l’incapacité totale de déposer en présence de la recourante, il était nécessaire que le Ministère public en tienne compte. Convoquer une seconde audience n’aurait en effet servi à rien dans de telles conditions et il est de la responsabilité du Ministère public de permettre l’avancement de la procédure. Ainsi, en tant qu’elle revient sur la garantie d’une participation sans limites octroyée le 31 juillet 2019, la décision querellée échappe à la critique.

                        d) Cela dit, s’agissant du fondement permettant de restreindre le droit de la recourante de participer aux auditions du co-prévenu devant la police, l’article 108 al. 1 let. a CPP ne peut trouver application car le dossier ne permet pas de conclure qu’il y aurait de bonnes raisons de soupçonner que X.________ abuse de ses droits au sens où l’entend cette disposition. À cet égard, on doit d’ailleurs lui donner acte qu’elle s’est limitée – selon le procès-verbal – à être présente lors de l’audience du 13 août 2019, sans se manifester davantage, sous quelque forme que ce soit.

                        En revanche, le déroulement même de l’audience du 13 août 2019 apporte bien la preuve de ce qu’il faut, à tout le moins en l’état actuel du dossier, considérer comme un lien de dépendance de Y.________ à l’égard de la recourante, ou encore d’une forme d’emprise de la seconde sur le premier. Nonobstant les critiques que la recourante adresse aux rapports d’expertise du Dr A.________ et du Dr B.________, on constatera que le premier mentionne de tels éléments (voir en ce sens réponse à la question no 1 [« forte emprise »], réponses aux questions 18-20) et que le second (dont on peut tenir compte ici à mesure qu’il est connu des parties, que celles-ci savent que l’autorité de céans en dispose et qu’elles ont pu faire des observations à son sujet, cf. ci-dessus Faits let. L et M) en fait en partie de même, puisqu’il évoque des tentatives de l’intéressée de « contrôler et dominer l’entretien et la relation avec son interlocuteur » ; une façon de créer une « dépendance émotionnelle » avec les victimes de ses infractions (même s’il s’agit d’un constat repris du jugement du tribunal de police du 20 décembre 2017) ; enfin et surtout les « caractéristiques dominantes » chez l’expertisée). De l’avis de l’autorité de recours, les constats contenus dans le rapport du Dr A.________ (en partie confirmés par ceux contenus dans le rapport du Dr B.________, rendu postérieurement à la décision attaquée) permettaient au Ministère public de considérer qu’on se trouvait dans l’hypothèse d’une collision d’intérêts au sens de l’article 146 al. 4 let. a CPP, partant de limiter le droit de la recourante (art. 147 al. 1 CPP) de participer personnellement aux futures auditions de Y.________, et notamment à celle prévue le 20 août 2019, dont le procès-verbal sera dès lors exploitable (art. 147 al. 4 a contrario CPP). La jurisprudence lucernoise citée à l’appui de la décision querellée (OG Luzern du 17 avril 2013, reproduite in Forum Poenale, 2013, p. 348ss) est ainsi transposable au cas d’espèce, mutatis mutandis (l’affaire lucernoise concernait le risque de déclarations fausses ou incomplètes d’un prévenu en présence de co-prévenus parmi lesquels figuraient notamment un frère et un oncle). On relèvera à cet égard que l’article 146 al. 4 let. a CPP n’a pas pour autant vocation à limiter de façon générale les droits du prévenu et que son application doit rester l’exception, le simple statut de coaccusé ne constituant pas encore une collision d’intérêts spécifique (ATF 139 IV 25, cons. 5.5.6).

                        e) Il reste encore à examiner l’argument de la recourante selon lequel la décision attaquée ne respecterait pas le principe de la proportionnalité. Au vu du déroulement de l’audition du 13 août 2019 et de la dépendance dans laquelle l’intéressé semble se trouver à l’égard de la recourante, en tous les cas telle qu’elle ressort actuellement du dossier, il faut retenir comme quasiment certain que Y.________ ne ferait pas davantage de déclarations si X.________ devait se trouver dans la même salle que lui, mais cachée derrière un paravent, ou, dans l’hypothèse d’une visioconférence, dans un local séparé. En effet, la recourante aurait dans les deux cas la possibilité d’entendre ce qu’il dit et c’est cela qui semble l’empêcher de répondre aux questions des enquêteurs. La garantie qu’a la recourante que son défenseur puisse participer aux auditions de Y.________, respectivement qu’elle-même dispose d’un libre accès à toutes les pièces du dossier, est celle qui concrétise au mieux son droit d’être entendu, en particulier celui de participer à l’administration des preuves, tel qu’il résulte des articles 107 al. 1 let. b et 147 al. 1 CPP. Enfin, le Ministère public a expressément réservé la possibilité d’une confrontation entre les prévenus. C’est dire que la décision attaquée respecte le principe de la proportionnalité (art. 36 al. 1 et 3 cst. Féd ; ATF 139 IV 25 cons. 5.3 in fine).

                        f) Compte tenu de l’ensemble des motifs qui précèdent, le recours doit être rejeté.

4.                            Au vu du sort de la cause, la recourante devra supporter les frais de la procédure de recours (art. 428 al. 1 CPP). Il n’y a pas lieu de lui allouer de dépens.

Par ces motifs,
l'Autorité de recours en matière pénale

1.    Rejette le recours.

2.    Met les frais judiciaires, arrêtés à 800 francs, à la charge de la recourante.

3.    Dit qu’il n’est pas alloué de dépens.

4.    Notifie le présent arrêt à X.________, par Me D.________, à Y.________, par Me E.________ et au Ministère public, parquet régional de La Chaux-de-Fonds (MP.2018.5259).

Neuchâtel, le 19 novembre 2019

Art. 107 CPP
Droit d’être entendu
 

1 Une partie a le droit d’être entendue; à ce titre, elle peut notamment:

a. consulter le dossier;

b. participer à des actes de procédure;

c. se faire assister par un conseil juridique;

d. se prononcer au sujet de la cause et de la procédure;

e. déposer des propositions relatives aux moyens de preuves.

2 Les autorités pénales attirent l’attention des parties sur leurs droits lorsqu’elles ne sont pas versées dans la matière juridique.

Art. 146 CPP
Audition de plusieurs personnes et confrontations
 

1 Les comparants sont entendus séparément.

2 Les autorités pénales peuvent confronter des personnes, y compris celles qui ont le droit de refuser de déposer. Les droits spéciaux de la victime sont réservés.

3 Elles peuvent obliger les comparants qui, à l’issue des auditions, devront probablement être confrontés à d’autres personnes à rester sur le lieu des débats jusqu’à leur confrontation.

4 La direction de la procédure peut exclure temporairement une personne des débats dans les cas suivants:

a. il y a collision d’intérêts;

b. cette personne doit encore être entendue dans la procédure à titre de témoin, de personne appelée à donner des renseignements ou d’expert.

Art. 147 CPP
En général
 

1 Les parties ont le droit d’assister à l’administration des preuves par le ministère public et les tribunaux et de poser des questions aux comparants. La présence des défenseurs lors des interrogatoires de police est régie par l’art. 159.

2 Celui qui fait valoir son droit de participer à la procédure ne peut exiger que l’administration des preuves soit ajournée.

3 Une partie ou son conseil juridique peuvent demander que l’administration des preuves soit répétée lorsque, pour des motifs impérieux, le conseil juridique ou la partie non représentée n’a pas pu y prendre part. Il peut être renoncé à cette répétition lorsqu’elle entraînerait des frais et démarches disproportionnés et que le droit des parties d’être entendues, en particulier celui de poser des questions aux comparants, peut être satisfait d’une autre manière.

4 Les preuves administrées en violation du présent article ne sont pas exploitables à la charge de la partie qui n’était pas présente.