A.                               Le 17 mars 2019, Y.________ a déposé plainte pénale auprès de la police zurichoise contre X.________ pour une agression sexuelle qu’elle aurait subie de la part de celui-ci, le 10 mars 2019, au domicile de A.________, rue […] à W.________(NE). Entendue par la police zurichoise le 20 mars 2019, elle a exposé que X.________ et elle-même étaient collègues de travail et que, le 10 mars 2019, B.________, leur PDG, lui avait téléphoné pour l’inviter à prendre un café en sa compagnie et celle de X.________ à 14h à l’hôtel C.________ à V.________ (NE); que, vers 16 h, ce dernier avait acheté une bouteille de vin et l’avait incitée à boire contre sa volonté ; qu’un autre collègue, D.________ (dont la véritable identité est A.________), les avait conduits vers 18 h à son domicile pour y prendre le repas du soir ; que X.________ les avait à nouveau poussés à boire ; qu’étant ivre, elle s’était rendue à deux reprises aux toilettes pour vomir ; que, lors de son deuxième passage, le prénommé l’avait accompagnée ; qu’elle n’avait pas pu vomir car elle se sentait mal à l’aise en sa présence ; qu’il lui avait donné un baiser sur le front puis avait tenté de la prendre par les bras pour la sortir des WC et lui avait touché les seins ; que D.________ était alors entré dans les WC et l’avait emmenée dans la chambre de sa fille où elle s’était couchée ; que X.________ l’avait rejointe trois minutes plus tard;  qu’il lui avait dit que le PDG était parti, emmené par D.________ ; qu’il l’avait embrassée à plusieurs reprises sur la bouche en introduisant sa langue et qu’il avait procédé à des attouchements sur sa poitrine et entre ses jambes, au niveau de la vulve, malgré son opposition verbale et sa tentative de le repousser ; qu’au retour de D.________, il avait quitté la chambre.

B.                               Par décision du 12 avril 2019 le ministère public neuchâtelois a ordonné la reprise de cette procédure par les autorités neuchâteloises.

C.                               Le 25 avril 2019, le procureur en charge du dossier a ordonné l’ouverture d’une instruction pénale contre X.________ pour infraction aux articles 181, 198, éventuellement 189 CP.

D.                               Auparavant, en date du 6 avril 2019, la police judiciaire neuchâteloise avait procédé à l’audition de A.________ en qualité de témoin. Le 3 juillet 2019, elle a entendu X.________ comme prévenu. Celui-ci a nié les faits qui lui étaient reprochés par la plaignante, déclarant qu’au contraire, c’était elle qui lui avait fait « un bec sur la bouche » et lui avait saisi les mains pour les mettre sur son corps, lui-même la repoussant.

E.                               Une audience a été fixée au 26 novembre 2019 par le ministère public pour l’audition de la plaignante. Le 30 octobre 2019, le mandataire constitué par celle-ci a écrit au procureur que sa cliente était considérée comme séjournant illégalement en Suisse, son ancien employeur n’ayant pas fait les démarches nécessaires pour renouveler son permis de travail, et que l’intéressée s’était vu impartir un délai de départ échéant le 22 novembre 2019, de sorte qu’elle ne pourrait assister à cette audience. Le 13 novembre 2019, le conseil de la plaignante a fait savoir au ministère public que sa mandante avait quitté le territoire suisse pour des raisons personnelles, tout en lui faisant part de son intention de revenir en Suisse, sans lui donner de précisions. Il ajoutait qu’il ne manquerait pas de signaler son retour. L’audience du 26 novembre 2019 a, par conséquent été annulée. Par lettre du 12 février 2020, le procureur a demandé au conseil de la plaignante s’il avait reçu des informations quant à l’éventuel retour en Suisse de celle-ci. Il lui a été répondu que la date de retour de la plaignante était inconnue.

F.                               Le 20 mai 2020, le ministère public a rendu une ordonnance suspendant la procédure pénale pour une durée illimitée et précisant que celle-ci serait reprise dès que la plaignante serait de retour sur le territoire suisse, les frais suivant le sort de la cause. Le procureur a considéré que la plaignante avait quitté la Suisse pour une durée indéterminée et que les preuves dont il était à craindre qu’elles ne disparaissent avaient été administrées (art. 314 al. 3 CPP).

G.                               X.________ recourt contre cette ordonnance en concluant à son annulation et à ce que l’Autorité de céans ordonne au ministère public de prononcer le classement (art. 319 CPP) de la procédure. Il se prévaut d’une violation de l’article 314 al. 1 let. b [recte : a] CPP en alléguant que, lorsqu’un empêchement de procéder est définitif, ce n’est pas la voie de la suspension qui doit être choisie mais celle du classement. Il prétend que, sans prévenir les autorités pénales du fait qu’elle quittait la Suisse, la plaignante s’est rendue volontairement indisponible pour être entendue par la direction de la procédure et que, ce qui devait être une absence temporaire pour des raisons personnelles en novembre 2019 s’est transformé en absence de longue durée. Il ajoute que la plaignante ne s’est plus rendue à son lieu de travail depuis juillet 2019 et a été licenciée en automne 2019, ce pourquoi elle aurait quitté la Suisse en octobre 2019 au plus tard, de sorte qu’elle n’a plus de raison d’y revenir à proche, moyen ou même à long terme. Le recourant fait aussi valoir que les accusations portées à son encontre par la plaignante ne sont pas corroborées par des preuves, les faits s’étant déroulés sans témoin direct et l’audition de D.________ ne permettant pas de retenir la version de la plaignante plutôt que la sienne, de sorte que le ministère public ne peut pas suspendre la procédure pénale pour une durée indéterminée, mais doit rendre une ordonnance de classement.

H.                               Le ministère public renonce à formuler des observations et s’en remet à l’appréciation de l’Autorité de céans.

I.                                 Dans ses observations, la plaignante conclut au rejet du recours en tant qu’il est recevable et à la confirmation de l’ordonnance attaquée, subsidiairement à ce qu’il soit ordonné au ministère public de prononcer une ordonnance de suspension de la procédure pénale pour une durée déterminée, plus subsidiairement encore qu’il soit ordonné à celui-ci de rendre un acte d’accusation dans le cadre de la procédure pénale, sous suite de frais et dépens. Elle fait valoir qu’elle séjourne dans son pays d’origine, berceau de la pandémie, et qu’au vu de la crise sanitaire, nul ne peut dire quand la situation sera suffisamment apaisée pour que les frontières entre la Suisse et la Chine soient rouvertes, de sorte que c’est avec raison que le ministère public a suspendu la procédure pour une durée indéterminée. Elle ajoute avoir prévenu la direction de la procédure qu’elle devait quitter la Suisse pour quelque temps, mais avec l’intention d’y revenir, raison pour laquelle l’audience agendée au 26 novembre 2019 a été annulée. Elle précise être en couple avec E.________ qui vit et travaille en Suisse, de sorte qu’elle a des raisons manifestes de revenir dans notre pays. Elle fait valoir qu’en application du principe « in dubio pro duriore » un classement est exclu, l’audition de D.________ allant très clairement dans le sens de ses déclarations plutôt que de celles du prévenu, même si ce témoin n’était pas présent au moment des faits litigieux.

C O N S I D E R A N T

1.                                Interjeté dans les forme et délai légaux, le recours est recevable.

2.                                Selon l’article 314 al. 1 let. a CPP, le ministère public peut suspendre une instruction lorsque l’auteur ou son lieu de séjour est inconnu ou lorsqu’il existe des empêchements momentanés de procéder. Cette disposition est potestative et les motifs de suspension ne sont pas exhaustifs. Le ministère public dispose dès lors d’un certain pouvoir d’appréciation lui permettant de choisir la mesure la plus opportune (arrêt du TF du 29.05.2012 [1B_67/2012] cons. 3.1 et les références citées). Si l’empêchement est définitif, le ministère public ne doit pas suspendre la procédure, mais, selon le moment où il constate l’empêchement, rendre une ordonnance de non-entrée en matière (art. 310 CPP) ou clôturer la procédure (art. 318 CPP), puis rendre une ordonnance de classement (art. 319 CPP (Cornu, Commentaire romand CPP, N. 2 ad art. 314). Le principe de la célérité qui découle de l’article 29 al. 1 Cst. féd. pose des limites à la suspension d’une procédure. Ce principe, qui revêt une importance particulière en matière pénale, garantit en effet aux parties le droit d’obtenir que la procédure soit achevée dans un délai raisonnable. Il est notamment violé lorsque l’autorité ordonne la suspension d’une procédure sans motifs objectifs. Pareille mesure dépend d’une pesée des intérêts en présence et ne doit être admise qu’avec retenue (arrêt du TF du 07.03.2012 [1B 721/2011] cons. 3.2 et les références citées.

3.                                En l’occurrence, une audience avait été fixée au 26 novembre 2019 pour l’audition de la plaignante et elle n’a pu avoir lieu en raison du départ de Suisse de celle-ci, consécutif à l’échéance de son autorisation de séjour, qu’elle découle de son licenciement comme le prétend le recourant ou d’une démission comme le suggère l’intéressée dans ses observations. Cependant, comme la plaignante s’est d’ores et déjà exprimée sur les faits de la cause lors d’une audition détaillée par la police zurichoise et dans un écrit versé au dossier, l’impossibilité pour le ministère public de l’entendre à nouveau n’apparaît pas comme un empêchement de procéder qui justifie une suspension de la procédure, ce d’autant plus qu’un retour en Suisse à court ou même moyen terme de la plaignante qui a regagné son pays d’origine, soit la Chine, paraît bien improbable. Même si, contrairement à ce que le recourant allègue, la plaignante ne s’est pas soustraite volontairement à son audition par le procureur, qu’elle a dûment informé de son impossibilité de comparaître en raison de l’échéance de son autorisation de séjour, et ne s’est pas désintéressée de la cause puisqu’elle a encore déposé des observations sur le recours par le biais de son mandataire, il n’en demeure pas moins que sa principale attache en Suisse était son poste de travail chez F.________, qu’elle n’occupe plus depuis de nombreux mois. Certes, la plaignante allègue être en couple avec E.________ qui vit et travaille en Suisse. Toutefois elle ne faisait pas ménage commun avec celui-ci lorsqu’elle se trouvait dans notre pays et peut tout au plus entretenir une relation à distance avec l’intéressé depuis qu’elle a regagné la Chine. Dans ses observations sur le recours, elle ne fait allusion à aucun projet précis de retour en Suisse, se contentant d’invoquer de manière toute générale la crise sanitaire liée à la Covid-19 pour justifier d’une impossibilité de revenir dans notre pays, sans établir que la liaison aérienne entre les deux nations serait actuellement encore interrompue et que les frontières ne seraient pas (au moins partiellement ou sous conditions) rouvertes. Si la plaignante n’entend pas revenir en Suisse avant l’extinction du Covid-19 qui, selon toute probabilité, n’arrivera pas à court ou moyen terme, une suspension de la procédure dans cette attente contrevient au principe de la célérité. La suspension prononcée par le ministère public doit donc être annulée et l’instruction doit se poursuivre.

4.                                En revanche, on ne peut suivre le recourant lorsqu’il prétend qu’un classement devrait intervenir à ce stade. En effet, comme souligné plus haut, on ne se trouve pas en présence d’un empêchement définitif, ni même momentané, de procéder. Il convient de souligner au surplus que, même si le témoin A.________ n’était pas présent lors des faits reprochés par la plaignante au prévenu, les déclarations de celui-ci sur certains points – notamment concernant son insistance à faire boire la plaignante – sont démenties par ce témoin, ce dernier précisant que X.________ et B.________ avaient « un peu poussé Y.________ pour boire » et que l’un d’eux (sans indiquer lequel) avait fait le reproche à la plaignante de ne pas boire assez. Il appartiendra au ministère public de se déterminer, à l’issue de l’instruction, sur la suite à donner à la procédure.

5.                                En résumé, si un classement ne se justifie pas en l’état du dossier, le principe de célérité ancré à l’article 5 CPP s’oppose à ce que la procédure soit suspendue – et le prévenu maintenu dans l’incertitude – tant et aussi longtemps que la plaignante ne daignera pas venir en Suisse pour donner au prévenu la possibilité de lui poser des questions, alors même qu’elle n’allègue aucun empêchement.

                        Dès lors que l’obtention de preuves en provenance de Chine par le biais de l’entraide judiciaire internationale est « très difficile », selon les informations officielles (v. site de l’Office fédéral de la justice, guide de l’entraide judiciaire, index des pays, Chine), il parait d’emblée illusoire de chercher à donner la possibilité au prévenu d’exercer son droit d’être entendu par ce biais. Le ministère public est donc invité à signifier à la plaignante que si elle ne se désintéresse pas de la procédure et veut voir celle-ci avancer, elle est invitée à prévoir dès que possible un déplacement en Suisse et à en informer l’autorité. A défaut, le procureur pourrait être amené à considérer que la plaignante ne souhaite pas la poursuite de la procédure qu’elle a initiée ou qu’elle en empêche la continuation, puis à tirer de cet état de fait les conséquences qui s’imposent et qui pourraient aller jusqu’à un classement.

6.                                Vu l’issue de la cause, une part de frais judiciaires sera mise à la charge du recourant, compensée par l’indemnité à charge de l’Etat en faveur de celui-ci.

 

Par ces motifs,
l'Autorité de recours en matière pénale

1.    Admet partiellement le recours et annule l’ordonnance de suspension attaquée.

2.    Invite le ministère public à poursuivre l’instruction de la cause.

3.    Met à la charge du recourant une part des frais judiciaires compensée par l’indemnité de dépens à charge de l’Etat en sa faveur.

4.    Notifie le présent arrêt à X.________, par sa mandataire, Me G.________, à Y.________, par son mandataire, Me H.________ et au ministère public (MP.2019.1794-MPNE).

Neuchâtel, le 25 août 2020 

 

Art. 314 CPP
Suspension
 

1 Le ministère public peut suspendre une instruction, notamment:

a. lorsque l’auteur ou son lieu de séjour est inconnu ou qu’il existe des empêchements momentanés de procéder;

b. lorsque l’issue de la procédure pénale dépend d’un autre procès dont il paraît indiqué d’attendre la fin;

c. lorsque l’affaire fait l’objet d’une procédure de conciliation dont il paraît indiqué d’attendre la fin;

d. lorsqu’une décision dépend de l’évolution future des conséquences de l’infraction.

2 Dans le cas visé à l’al. 1, let. c, la suspension est limitée à trois mois; elle peut être prolongée une seule fois de trois mois.

3 Avant de décider la suspension, le ministère public administre les preuves dont il est à craindre qu’elles disparaissent. Lorsque l’auteur ou son lieu de séjour est inconnu, il met en oeuvre les recherches.

4 Le ministère public communique sa décision de suspendre la procédure au prévenu à la partie plaignante et à la victime.

5 Au surplus, la procédure est régie par les dispositions applicables au classement.