Arrêt du Tribunal Fédéral

Arrêt du 27.04.2021 [2C_268/2021]

 

 

 

 

A.                            X.________, ressortissant turc né en 1974, est arrivé en Suisse en août 1990 dans le cadre d'un regroupement familial avec son père et a été mis au bénéfice d'une autorisation d'établissement, régulièrement renouvelée. Suite à un premier mariage en 1995, duquel est issu une fille, il a divorcé en 2003. La même année, il s'est marié en Turquie avec une ressortissante turque qui est par la suite venue s'installer en Suisse. Deux filles sont issues de cette union. Les époux se sont séparés en 2017 et le divorce a été prononcé le 12 avril 2019. Par jugement du Tribunal criminel des Montagnes et du Val-de-Ruz du 20 août 2018, l'intéressé a été condamné pour menaces et tentative de meurtre, à une peine privative de liberté de 3 ½ ans. Ayant été reconnu coupable d'avoir proféré des menaces de mort à l'encontre de sa seconde épouse, il lui a été interdit pour une durée de 5 ans de la contacter et de pénétrer dans un rayon de 50 mètres autour de son logement. Il a par ailleurs été reconnu coupable d'avoir asséné, le 18 août 2017, deux coups de couteau, à un homme envers lequel il avait une profonde rancœur. Le Tribunal criminel a renoncé à prononcer son expulsion. Depuis 1991, le prénommé a émargé à l'aide sociale et sa dette s'élevait en juillet 2019 à plus de 510'000 francs au motif notamment qu'une activité indépendante depuis février 2010, consistant à exploiter plusieurs établissements publics, ne lui a pas permis de subvenir à ses besoins jusqu'à son arrestation en août 2017. L'intéressé a également contracté des dettes à hauteur de 489'812 francs, dont 330'285.50 d'actes de défaut de bien (informations débiteur du 15.01.2020).

Par courrier du 17 juillet 2019, le Service des migrations (ci-après : SMIG) a informé l'intéressé qu'il envisageait, compte tenu de sa dette à l'aide sociale, de révoquer son autorisation d'établissement ou de révoquer ladite autorisation et de la remplacer par une autorisation de séjour. Exerçant son droit d'être entendu, X.________ a indiqué avoir l'intention de monter une affaire à Z.________ avec son frère qui détient un établissement public, à sa sortie de prison, voire d’aller en Turquie. Vu l'écoulement du temps, il a à nouveau été invité à exercer son droit d'être entendu par courrier du SMIG du 16 janvier 2020 et y a répondu par observations du 3 mars 2020. Il a fait valoir qu'en raison de sa détention, il ne bénéficiait d'aucune aide financière des services sociaux, que le dossier ne permettait pas de conclure à l'existence d'un risque qu'il dépende à l'avenir de l'aide sociale étant donné que son frère est disposé à l'engager et à le soutenir financièrement et qu'il ne présentait dès lors aucun risque de dépendance durable à l'aide sociale. Il a par ailleurs requis la production par le Service de l'action sociale (ci-après : le service) du décompte des prestations perçues pendant la durée de sa détention.

Par décision du 16 mars 2020, le SMIG a révoqué l'autorisation d'établissement de l'intéressé, a prononcé son renvoi et lui a imparti un délai pour quitter la Suisse au jour de sa libération, qu'elle soit conditionnelle ou définitive. Il a retenu que la révocation de son autorisation d'établissement était justifiée par l'importance de sa dette sociale et que, bien qu'une partie de cette aide a été versée à ses épouses et ses filles, et qu'il a géré depuis 2010 des établissements publics, ses expériences se sont révélées catastrophiques d'un point de vue financier. L’intéressé ne démontre par ailleurs pas qu'il sera à même d'assurer son entretien par la suite, soit n'a pas indiqué dans quelle mesure son frère entendait le soutenir financièrement. Il a considéré qu'il n'était pas opportun de recueillir la production du décompte des prestations accordées depuis le mois de novembre 2017 par le service, étant donné qu'il fallait prendre en considération les prestations déjà versées et la situation à long terme. Il a retenu que cette mesure était conforme au principe de la proportionnalité vu l'absence d'intégration professionnelle en Suisse et la condamnation à une peine privative de liberté pour des actes violents, que l’intéressé ne pouvait se prévaloir de l'article 8 § 1 et 2 CEDH et que son cas ne pouvait justifier une dérogation en l'absence d'une extrême gravité.

Saisi d'un recours contre cette décision, le Département de l'économie et de l'action sociale (ci-après : le département) l'a rejeté par décision du 24 août 2020. Il a estimé que les conditions de l'article 63 al. 1 let. c LEI (dépendance durable à l'aide sociale) étaient réunies et a fait sienne la pesée des intérêts en présence à laquelle le SMIG a procédé. L’absence d'intégration socio-professionnelle, les contacts encore existants en Turquie et le nombre d'années passées en Suisse ne permettaient pas de considérer cette décision comme disproportionnée.

B.                            X.________ interjette recours devant la Cour de droit public du Tribunal cantonal contre la décision du département précitée en concluant à son annulation et au renvoi du dossier au SMIG pour compléter l'instruction, en particulier en ce qui concerne l'évolution de sa situation personnelle et professionnelle ainsi qu'en ce qui concerne les raisons, les origines, la chronologie et l'étendue de sa dette auprès des services sociaux, sous suite de frais et dépens. Il requiert par ailleurs le bénéfice de l'assistance judiciaire. Il invoque une violation du droit d'être entendu et de la maxime inquisitoire en lien avec les circonstances de sa dépendance aux services sociaux et allègue que la décision entreprise n'est nullement motivée sur cet élément. L'absence de comparaisons de ses situations personnelle, familiale et professionnelle au moment où il a bénéficié de l'aide sociale avec celles prévisibles à sa sortie de détention ne pouvait permettre à l'autorité d'établir un pronostic concernant sa dépendance à l'aide sociale. Il estime par ailleurs qu'il y a constatation inexacte et incomplète des faits pertinents vu que n'ont pas été pris en considération son parcours et son intégration socio-professionnelle de 1991 à 2010, et que pour déterminer si le SMIG pouvait révoquer son autorisation d'établissement, il y a lieu de connaître la période durant laquelle la dette a été accumulée ainsi que la législation applicable à ce moment-là. Ce n'est que s'il a aggravé sa dette depuis l'entrée en vigueur de la loi sur les étrangers et l'intégration entrée en vigueur le 1er janvier 2019 (LEI) que l'autorisation pourrait être révoquée sous peine de violer le principe de sécurité du droit et les principes généraux du droit administratif. Vu qu'il y a lieu de déterminer s'il dépendra durablement, dans une large mesure et pour l'avenir de l'aide sociale, il est prêt à fournir aux autorités les garanties financières pour démontrer qu'il sera indépendant à sa libération. Enfin, il appartenait selon lui au SMIG de lui impartir un délai échéant au jour de sa libération pour lui transmettre ses preuves.

C.                            Le département et le SMIG renoncent à déposer des observations, le premier concluant au rejet du recours et le second à son rejet, sous suite de frais.

C O N S I D E R A N T

en droit

1.                            Interjeté dans les formes et délai légaux, le recours est recevable.

2.                            a) Le droit d'être entendu est une garantie constitutionnelle ancrée à l'article 29 al. 2 Cst. féd. Sa violation conduit à l'annulation de la décision entreprise indépendamment des chances de succès du recours sur le fond (ATF 137 I 195 cons. 2.2, 135 I 279 cons. 2.6.1). Il comprend notamment le droit pour l'intéressé de s'exprimer sur les éléments pertinents avant qu'une décision ne soit prise touchant sa situation juridique, d'avoir accès au dossier, de produire des preuves pertinentes, d'obtenir qu'il soit donné suite à ses offres de preuves pertinentes, de participer à l'administration des preuves essentielles ou à tout le moins de s'exprimer sur son résultat lorsque cela est de nature à influer sur la décision à rendre (ATF 142 III 48 cons. 4.1.1, 140 I 285 cons. 6.3.1 et les références citées). Une violation du droit d'être entendu peut être réparée dans une instance ultérieure si l'autorité exerce un pouvoir d'examen complet et qu'il n'en résulte aucun préjudice pour le justiciable (ATF 136 III 174 cons. 5.1.2, 135 I 279 cons. 2.6.1).

b) En reprochant à l'autorité précédente d'avoir renoncé à requérir certaines preuves, le recourant fait valoir une violation du droit d'être entendu ou de la maxime inquisitoire qui n'a pas de portée propre par rapport aux griefs tirés d'une mauvaise appréciation des preuves (ATF 130 II 425 cons. 2.1). Le juge (ou l'administration) peut en effet renoncer à accomplir certains actes d'instruction s'il est convaincu, en se fondant sur une appréciation consciencieuse des preuves (ATF 125 V 351 cons. 3a), que certains faits présentent un degré de vraisemblance prépondérante et que d'autres mesures probatoires ne pourraient plus modifier cette appréciation (sur l'appréciation anticipée des preuves en général : ATF 140 I 285 cons. 6.3.1; arrêt du TF du 06.09.2018 [9C_714/2017] cons. 4.2). Il s'agit par conséquent d'un grief qu'il convient d'examiner avec le fond du litige.

3.                            a) Le 1er janvier 2019 est entrée en vigueur une révision de la loi fédérale sur les étrangers du 16 décembre 2005 (LEtr), intitulée depuis lors loi sur les étrangers et l'intégration (LEI). Selon l'article 126 al. 1 LEI, les demandes déposées avant l'entrée en vigueur de la présente loi sont régies par l'ancien droit. Dans le cas d'une révocation de l'autorisation d'établissement, c'est le moment de l'ouverture de la procédure de révocation qui est déterminant (arrêt du TF du 25.03.2020 [2C_1072/2019] cons. 7.1 et les références citées). En l'occurrence, le SMIG a initié la procédure de révocation de l'autorisation d'établissement du recourant le 17 juillet 2019. La présente procédure est donc régie par la LEI.

b/aa) En vertu de l'article 63 al. 1 LEI, l'autorisation d'établissement peut notamment être révoquée lorsque l’étranger attente de manière très grave à la sécurité et l’ordre publics en Suisse ou à l’étranger, les met en danger ou représente une menace pour la sécurité intérieure ou extérieure de la Suisse (let. b) ou que lui-même ou une personne dont il a la charge dépend durablement et dans une large mesure de l'aide sociale (let. c).

b/bb) Sous l’empire de la LEtr, en vigueur jusqu'au 31 décembre 2018, l'autorisation d’établissement d’un étranger qui séjournait en Suisse légalement et sans interruption depuis plus de quinze ans – à l’instar du recourant - ne pouvait être révoquée qu’en cas de condamnation à une peine privative de liberté de longue durée, d’atteinte grave à la sécurité et l’ordre publics ou de menace pour la sécurité intérieure ou extérieure de la Suisse (art. 63 al. 2 LEtr). En revanche, il n’était plus possible, après un séjour de plus de quinze ans, de révoquer une autorisation d’établissement en cas de dépendance durable et marquée à l’aide sociale. A la suite de la mise en œuvre d’une initiative parlementaire (Marge de manœuvre accrue pour les autorités, 08.450), cette limite de temps a été abrogée et l’autorisation d’établissement peut être révoquée à tout moment si les conditions visées à l’article 63 al. 1 LEI sont remplies. Toutefois, cette décision discrétionnaire requerra toujours une mise en balance des intérêts publics et privés en présence (examen de la proportionnalité) (Message additionnel concernant la modification de la loi fédérale sur les étrangers du 04.03.2016, FF 2016 2665, p. 2688).

b/cc) Une autre initiative parlementaire (Autorisations de séjour à l’année pour les étrangers établis refusant de s’intégrer, 08.406) a été concrétisée à l’article 63 al. 2 LEI, qui dispose à présent que l’autorisation d’établissement peut être révoquée et remplacée par une autorisation de séjour lorsque les critères d’intégration définis à l’article 58a LEI ne sont pas remplis. Aux termes de l'article 58a al. 1 LEI, pour évaluer l'intégration, l'autorité compétente tient compte des critères suivants : le respect de la sécurité et de l'ordre publics (let. a), le respect des valeurs de la Constitution (let. b), les compétences linguistiques (let. c) et la participation à la vie économique ou l'acquisition d'une formation (let. d). Ces critères d'intégration sont explicités aux articles 77a ss de l’Ordonnance relative à l’admission, au séjour et à l’exercice d’une activité lucrative (ci-après : OASA).

L’article 63 al. 2 LEI introduit ainsi le principe de la rétrogradation de l’autorisation d’établissement à l’autorisation de séjour. Lorsque les conditions d’une révocation sont réunies, mais que la révocation de l’autorisation apparaît comme disproportionnée dans un cas d’espèce, l’autorité peut désormais examiner la rétrogradation à côté d’un avertissement. Elle doit alors expliquer les raisons qui l’ont amenée à retenir une mesure moins incisive que la révocation. Une rétrogradation n’a de sens que si elle permet de mettre à néant les déficits d’intégration. Si une révocation apparaît malgré tout proportionnée et qu’il n’existe aucune marge de manœuvre pour une rétrogradation, l’autorisation d’établissement doit être révoquée (Directives et commentaires du Secrétariat d'Etat aux migrations, I. Domaine des étrangers [Directives LEI], version octobre 2013, actualisée le 01.11.2019, ch. 8.3.2).

Cette rétrogradation doit inciter l’étranger à changer de comportement pour mieux s’intégrer. Elle revêt donc également un caractère préventif. La rétrogradation a une portée distincte de la révocation. Elle donne aux autorités de migration une certaine latitude pour agir de façon plus nuancée et appropriée à la situation, lorsque les conditions d’octroi d’une autorisation d’établissement de durée indéterminée et les critères d’intégration ne sont pas (ou plus) remplis (Directives LEI, ch. 8.3.3).

Pour déterminer si une rétrogradation s’impose, on vérifiera tout d’abord dans quelle mesure le comportement de l’intéressé est contraire aux critères d’intégration posés. S’il apparaît que les conditions, plus strictes, d’une révocation de l’autorisation d’établissement sont également remplies, il y a lieu d’ordonner non pas une rétrogradation, mais la révocation. Tel sera par exemple le cas si l’intéressé a été condamné à une peine privative de liberté de plus d’un an et qu’il est, en parallèle, fortement tributaire de l’aide sociale ou encore s’il met gravement en danger la sécurité et l’ordre publics (Directives LEI, ch. 8.3.3.2). La rétrogradation trouve application afin d'améliorer des déficits dans l'intégration. Elle ne s'applique pas à une personne dont on estime, en raison de son comportement délictuel passé incorrigible, qu'elle constitue un danger pour la sécurité publique. L'octroi d'un permis de séjour en lieu et place d'une autorisation d'établissement n'est en effet pas propre à réduire le risque de récidive qu'elle représente. Dans ce genre de situation, en principe, l'intérêt public à ce que l'intéressé quitte la Suisse prime (arrêt du TF du 05.09.2019 [2C_450/2019] cons. 5.3).

4.                            a) Selon la maxime inquisitoire qui prévaut en particulier en droit public (ATF 140 I 285 cons. 6.3.1), l'autorité définit les faits pertinents et ne tient pour existants que ceux qui sont dûment prouvés. Si cette maxime oblige notamment les autorités compétentes à prendre en considération d'office l'ensemble des pièces pertinentes qui ont été versées au dossier (arrêt du TF du 13.05.2019 [2C_95/2019] cons. 3.2), elle ne dispense pas pour autant les parties de collaborer à l'établissement des faits. Le devoir d’investigation de l’autorité, qui découle de la maxime inquisitoire, est limité par l’obligation des parties de collaborer à l’établissement des faits (Schaer, Juridiction administrative neuchâteloise, 1985, p. 81). Il incombe à celles-ci d'étayer leurs propres thèses, de renseigner le juge sur les faits de la cause et de lui indiquer les moyens de preuves disponibles, spécialement lorsqu'il s'agit d'élucider des faits qu'elles sont le mieux à même de connaître (ATF 140 I 285 cons. 6.3.1). En matière de droit des étrangers, l'article 90 LEI met un devoir spécifique de collaborer à la constatation des faits déterminants à la charge de l'étranger ou des tiers participants (arrêt du TF du 13.05.2019 [2C_95/2019] précité), en leur imposant notamment de fournir sans retard les moyens de preuve nécessaires ou de s’efforcer de se les procurer dans un délai raisonnable (art. 90 let. b LEI). En l’absence de collaboration de la partie concernée par de tels faits et d’éléments probants au dossier, l’autorité qui statue en considérant qu’un fait ne peut pas être considéré comme établi ne tombe ni dans l’arbitraire ni ne viole l’article 8 CC (ATF 140 I 285 cons. 6.3.1).

b) Or, le SMIG a accordé à deux reprises à l’intéressé la possibilité de s'exprimer concernant sa situation professionnelle et financière. Ce dernier ne pouvait se contenter d'alléguer dans ses observations des 22 juillet 2019 et 3 mars 2020 son souhait de travailler dans l'établissement de son frère à Z.________ sans fournir des preuves y relatives. Comme l'a retenu à juste titre le SMIG, la situation actuelle n'est pas déterminante puisqu'il convient de prendre en compte le total des prestations versées par l'aide sociale et la situation à long terme si bien qu'il n'est pas opportun de requérir la production du décompte des prestations accordées depuis novembre 2017 par le service. Contrairement à ce qu'indique le recourant, le département a motivé son refus de requérir ledit décompte puisqu'il indique que même si le recourant ne touche actuellement pas d'aide sociale, il n'est pas pour autant financièrement indépendant étant donné qu'il reste à la charge de la collectivité publique pendant ses années d'emprisonnement. Il a par ailleurs expliqué les motifs pour lesquels on ne pouvait considérer qu'il a fourni toutes les garanties de son indépendance financière future. Force est de rappeler que dans ses observations au SMIG, l'intéressé avait requis la production par le service du décompte des prestations perçues pendant la durée de sa détention. Or, pour les motifs précités, n'est pas relevant le fait de savoir si des prestations ont été touchées durant la détention, ce qui n'est au demeurant vraisemblablement pas le cas.

c) En l'espèce, il ne fait aucun doute que le recourant se trouve durablement et dans une large mesure à la charge de l'aide sociale au sens de l'article 63 al. 1 let c LEI.

Il est arrivé en Suisse sans profession et il ressort du jugement du Tribunal criminel qu'il a bénéficié au milieu des années 1990 de l'aide des services sociaux puis a obtenu un certificat fédéral de capacité de peintre en bâtiment et a travaillé dans ce domaine un moment. Il résulte par ailleurs du dossier qu'il était inscrit au chômage depuis le 5 décembre 2002 après avoir été indépendant et associé dans un bar et que la dette sociale s'élevait le 31 mars 2003 à 191'858 francs. Selon les divers rapports de police, il était apparemment sans emploi en 2007 et 2008 (cf. notamment déclaration patrimoniale et d'état-civil de la police cantonale du 18.02.2008) alors que les rapports de police établis dès avril 2010 mentionnent une activité d'indépendant (tenancier d'un bar, restaurateur, cafetier). La lecture du jugement du Tribunal criminel confirme qu'il s'est lancé dans la restauration dès 2009. Ses affaires n'ont manifestement pas été fructueuses puisque la dette d'aide sociale se montait le 4 juillet 2019 à 511'218.65 francs, le compte n'affichant pas de revenus provenant d'une activité (courriel du service du 04.07.2019). Preuve en est également les nombreuses dettes qui n'ont cessé d'augmenter et ont abouti à des actes de défaut de bien pour un montant total de 330'285.50 francs au 15 janvier 2020. Les dettes, dont celles de l'aide sociale, n'ayant cessé d'augmenter et aucun remboursement n'étant intervenu, on ne saurait considérer que sa situation financière était bonne au moment où il a été incarcéré, ni qu'il était indépendant financièrement. Au vu du dossier, il n'y a aucun indice permettant d'admettre que la dépendance à l'assistance publique du recourant pourra cesser dès sa sortie de prison. A tort, il estime qu'il est indispensable de connaître les circonstances dans lesquelles il dépendait de l'aide sociale pour déterminer la probabilité qu'elles existent à nouveau à l'avenir. Outre le fait qu'il n'invoque pas de quelles circonstances il s'agirait, force est de constater qu'il n'apporte aucun élément permettant d'étayer le fait qu'il sera en mesure de pourvoir à son entretien dans le futur.

d) Par ailleurs ce n'est pas une modification de la loi ou un changement de pratique ou de jurisprudence qui fonde la révocation, pas plus d'ailleurs qu'une évaluation différente de la situation qui a justifiée l'octroi de l'autorisation d'établissement. Il s'agit bien plutôt de révoquer la décision vu un changement de circonstances, soit une dépendance importante et durable à l'aide sociale, qui, selon la loi, permet une révocation. Contrairement à ce qu'indique le recourant, la période durant laquelle l'aide sociale a été accumulée n'est pas relevante. On ne saurait considérer qu'une dette sociale accumulée entre 2008 et 2018, période durant laquelle une révocation ne pouvait intervenir si l'intéressé séjournait en Suisse depuis plus de quinze ans, ne pourrait donner lieu à révocation selon l'article 63 al. 1 let. c LEI si cette dernière n’est pas intervenue avant le 31 décembre 2018. Le Tribunal fédéral, dans le cas où une personne séjournant en Suisse depuis 1992 avait vécu de l'assistance publique des années avant son incarcération en 2017 et après avoir gagné à la loterie en 2011, a considéré qu'il n'est pas exclu qu'un tel motif de révocation puisse exister (arrêt du TF du 20.08.2020 [2C_744/2019] cons. 6, destiné à la publication).

Comme susmentionné au considérant 3a, le nouveau droit est applicable et il n'y a donc plus la période de protection de 15 ans. Il y a dès lors lieu de déterminer si en fonction des circonstances, il peut être considéré qu'à l'issue de la détention, le recourant dépendra durablement et dans une large mesure de l'aide sociale. Pour apprécier si une personne se trouve dans une large mesure à la charge de l'aide sociale au sens de cette disposition, il faut tenir compte du montant total des prestations déjà versées à ce titre. Pour évaluer si elle tombe d'une manière continue à la charge de l'aide sociale, il faut examiner sa situation financière à long terme. Il convient en particulier d'estimer, en se fondant sur la situation financière actuelle de l'intéressé et sur son évolution probable, s'il existe des risques que, par la suite, il continue de se trouver à la charge de l'assistance publique (arrêt du TF du 21.08.2020 [2C_519/2020] cons. 3.3 et les références citées).

A nouveau, l'intéressé se borne à alléguer qu'il envisage de travailler pour son frère et qu'il est prêt à fournir aux autorités les garanties financières qu'elles souhaiteront afin de démontrer qu'il sera indépendant financièrement à sa sortie de prison mais ne fournit aucune preuve de ses allégations. Or, il indique lui-même que sa libération interviendra au plus tard le 3 mars 2021, soit dans un peu moins d'un mois, et il n'a fourni aucun document relatif à ses projets professionnels. Vu l'importance de la dette sociale actuelle, qui n’a cessé d’augmenter et se montait déjà à 191'858 francs en 2003, et l'absence de projets concrets à l'avenir, c'est sans abuser de leur pouvoir d'appréciation que les autorités inférieures ont considéré qu'on ne saurait retenir qu'il sera indépendant financièrement à sa sortie de prison.

Peu importe à cet égard qu'il envisage d'être indépendant ou l'employé de son frère, seul étant déterminant le fait qu'il ne démontre aucunement comment ses intentions pourront être très prochainement concrétisées, alors même qu'il y est invité depuis le 17 juillet 2019.

5.                            a) Le recourant reproche également au département une constatation manifestement inexacte des faits au motif qu'en examinant si la révocation respectait le principe de proportionnalité, il a considéré à tort une absence d'intégration socio-professionnelle.

b) On ne saurait toutefois considérer, vu le montant de l'aide sociale précitée et les nombreuses dettes accumulées, une intégration socio-professionnelle réussie quand bien même il n’est pas exclu qu’entre 1991 et 2010 la situation a pu être meilleure que ces dix dernières années. Le recourant ne remet pas en cause les autres éléments pris en considération par le département dans l'examen de la proportionnalité de la mesure. Or, il y a lieu de confirmer son appréciation selon laquelle le grand nombre d'années passées en Suisse ne fait pas obstacle à une révocation vu la dépendance à l'aide sociale, les nombreuses dettes et le comportement en Suisse (notamment condamnation à une peine de longue durée pour atteinte à la vie et l'intégrité corporelle) ainsi que la présence de famille et contacts en Turquie (cf. arrêt du TF du 14.10.2020 [2C_452/2020] cons. 3 où le Tribunal fédéral a considéré que malgré la présence de l'intéressé durant 28 ans en Suisse et l'absence d'infractions, une dette sociale de CHF 261'690 faisait apparaître la révocation comme conforme au principe de proportionnalité).

6.                            a) Les considérants qui précèdent amènent au rejet du recours. Vu le sort de la cause, les frais de la procédure sont mis à la charge du recourant qui succombe (art. 47 al.1 LPJA) et qui ne peut ainsi pas prétendre à des dépens (art. 48 al. 1 LPJA a contrario).

b) Le recourant sollicite l'assistance judiciaire. Selon l'article 117 CPC, applicable par renvoi de l'article 2 de la loi sur l'assistance judiciaire (LAJ), du 28 mai 2019, entrée en vigueur le 1er juillet 2019, une personne a droit à l'assistance judiciaire si elle ne dispose pas de ressources suffisantes (let. a) et si sa cause ne paraît pas dépourvue de toutes chances de succès (let. b). En l'espèce, le recours n'apparaissait pas d'emblée dépourvu de toutes chances de succès et la condition de l'indigence est remplie de sorte que la demande doit être admise (cf. également art. 4 LAJ).

Me A.________ est rendu attentif à l’article 25 LAJ qui stipule qu’à la fin de la procédure l’avocat désigné remet à l’autorité compétente le décompte des frais et honoraires donnant lieu à rémunération, avec indication du temps consacré; à défaut, il est statué d’office.

Par ces motifs,
la Cour de droit public

1.    Rejette le recours.

2.    Accorde l'assistance judiciaire pour la présente procédure de recours et désigne Me A.________ en qualité d'avocat d'office du recourant.

3.    Met les frais de procédure, par 880 francs, à la charge du recourant, montant provisoirement pris en charge par l'Etat dans le cadre de l'assistance judiciaire.

4.    N'alloue pas de dépens.

Neuchâtel, le 23 février 2021

 
Art. 63 LEI
Révocation de l’autorisation d’établissement
 

1 L’autorisation d’établissement ne peut être révoquée que dans les cas suivants:

a.120 les conditions visées à l’art. 62, al. 1, let. a ou b, sont remplies;

b. l’étranger attente de manière très grave à la sécurité et l’ordre publics en Suisse ou à l’étranger, les met en danger ou représente une menace pour la sécurité intérieure ou extérieure de la Suisse;

c. lui-même ou une personne dont il a la charge dépend durablement et dans une large mesure de l’aide sociale;

d.121 l’étranger a tenté d’obtenir abusivement la nationalité suisse ou cette dernière lui a été retirée suite à une décision ayant force de chose jugée dans le cadre d’une annulation de la naturalisation au sens de l’art. 36 de la loi du 20 juin 2014 sur la nationalité suisse122.

e.123 ...

2 L’autorisation d’établissement peut être révoquée et remplacée par une autorisation de séjour lorsque les critères d’intégration définis à l’art. 58a ne sont pas remplis.124

3 Est illicite toute révocation fondée uniquement sur des infractions pour lesquelles un juge pénal a déjà prononcé une peine ou une mesure mais a renoncé à prononcer une expulsion.125


120 Nouvelle teneur selon le ch. IV 3 de la LF du 19 juin 2015 (Réforme du droit des sanctions), en vigueur depuis le 1er janv. 2018 (RO 2016 1249FF 2012 4385).

121 Introduite par l’annexe ch. II 1 de la L du 20 juin 2014 sur la nationalité suisse, en vigueur depuis le 1er janv. 2018 (RO 2016 2561FF 2011 2639).

122 RS 141.0

123 Anciennement let. d. Abrogée par l’annexe ch. IV 3 de la LF du 19 juin 2015 (Réforme du droit des sanctions), avec effet au 1er janv. 2018 (RO 2016 1249FF 2012 4385).

124 Nouvelle teneur selon le ch. I de la LF du 16 déc. 2016 (Intégration), en vigueur depuis le 1er janv. 2019 (RO 2017 65212018 3171FF 2013 21312016 2665).

125 Introduit par l’annexe ch. 1 de la LF du 20 mars 2015 (Mise en œuvre de l’art. 121, al. 3 à 6, Cst. relatif au renvoi des étrangers criminels), en vigueur depuis le 1er oct. 2016 (RO 2016 2329FF 2013 5373).